10 FEBRUARY 1939, Page 17

LE DROIT COMMUN

[D'un correspondant parisien]

Nous signalions l'autre quinzaine quelques remedes proposes tant pour "conjurer la crise de regime" que pour " refaire la France "; deux phrases qui continuent d'être tres a la mode. A l'analyse, ces remedes se reduisaient a de simples palliatifs. Mais voici du nouveau : " Laisser a chaque forme de distri- bution le champ libre pour se developper ou se restreindre, en s'adaptant aux necessites economiques et sociales, sans que les pouvoirs publics aient a faire entre elks tui choir qui determine Fattribution de privilege ou de faveur." En bref, c'est le droit commun. Ce remede est preconise par le Conseil national economique, qui fut fonde par Raymond Poincare pour l'aider a defendre le franc. Ii taut ajouter, toutefois, que cette assemblee est purement consultative.

Elle s'est pronouncee en ces termes au sujet d'une loi de mars 1936 qui voulait interdire en principe les magasins dits "a prix uniques " pour une periode prenant fin le premier avril prochain. Le gouvernement avait demande l'avis du Conseil quant A l'opportunite de la prorogation de cette loi. Ii le donna, assez malicieusement semble-t-il, en citant ses propres conclusions de 1933, formulees a Foccasion d'un rapport sur la repartition des denrees alimentaires. II y a six ans, done, le Conseil proposait l'application du droit commun; adjourd'hui ii revient A la charge. Puisque les conseillers nationaux sont choisis parmi les sonunites du monde economique, rant theoriciens que techniciens, leur opinion meriterait de retenir l'attention.

Revenir au droit commun, cela semble maintenant presque utopique, car depuis la guerre le regime d'exception s'est enracine. Pendant les hostilites tout devait se plier aux exigences militaires. En consequence l'armistice trouva notre economic en plein chaos. Necessite faisait loi, Si bien que pen- dant un certain temps encore des mesures extraordinaires purcnt se justifier. Mais depuis? L'exception n'a cesse d'être la regle et le droit commun est alle rejoindre les vieilles lunes. La pente &aft dure A remonter, ii faut en convenir. Le moindre effort triompha. A defaut d'un vaste plan d'ensemble on se con- tenta de legiferer en detail. Mais souvent les evenements depassaient les lois ; alors on votait des additifs ou des cor- rectifs.

L'exception engendre l'exception. Chaque profession, chaque métier reclama la sienne. Les boulangers, les coiffeurs, d'autres encore, entendirent etre "protégés." . . . par l'octroi d'un monopole. Toujours pour " proteger," on s'efforea de regle- menter les importations et les exportations, les prix d'achat et les prix de vente, mile autre choses. Cela n'alla pas sans la creation d'organes echappant au droit commun--comites, commissions ou offices. L'exception engendre aussi l'arbitraire, car il est malaise de proteger les uns sans opprimer les autres. Et Si par surcroit la politique s'en mele, l'oppres- sion peut devenir tyrannie.

Les mesures d'exception donnent beaucoup de travail au Conseil d'Etat. Ce tribunal administratif jouit d'une haute autorite et occupe une place capitale dans notre vie publique. Grace a sa regle constitutionnelle de stabilite, grace aussi A son mode de recrutement, il a pu conserver une grande inde- pendance. Ses competences sont assez nombreuses, car, A l'encontre du Conseil national economique, il peut juger et trancher. Surtout ii peut annuler route decision administra- tive contre laquelle a ete releve un grief d'incompetence, vice de forme, ditournement de pouvoir ou violation de la loi. C'est dire que le Conseil d'Etat reste le defenseur du droit commun. Dans cc role il a annule en ces derniers temps bien des decisions arbitraires—attributions de faveurs ou de privi- leges, interdictions de droits publics, suspensions de fonction- naires, entraves aux libertes individuelles.

C'est fort bien ainsi. Malheureusement la procedure du Conseil d'Etat n'est pas rapide. Il n'est pas rare de voir dix- huit mois s'ecouler entre le recours et la decision. Dans Fintervalle l'abus de pouvoir subsiste. Venant aussi tardi- vement, l'annulation ne peut donner qu'une satisfaction morale. Dans l'interet public il conviendrait done d'adopter les conclusions du Conseil national economique plutot que de s'exposer A l'intervention du Conseil d'Etat.

A une époque oO partout dans de monde deux ideologies s'affrontent, ii importe de ne pas oublier que c'est surtout le respect du droit commun qui separe les etats democratiques des etats totalitaires.