10 MARCH 1939, Page 17

LE LECTEUR ARC-EN-CIEL

ID'un correspondant parisieni

IL s'est fonde recemment A Paris un Centre d'Etudes des Problems Humains. Ce titre indique un programme aussi vaste qu'il soil possible—et sans tin. Pour l'instant le groupe vient' d'attirer l'attention par la creation de cc qu'il appelle l'abonnement arc-en-ciel, dont le but est de permettre aux Francais de se faire une opinion personnelle stir les questions du jour. 11 va de soi que la presse joue un grand role dans les problemes humains. Le Centre ne saurait la negliger.

II s'est done entendu avec certains directeurs de journaux pour servir un abonnement comportant dans le cycle de la semaine, une feuille differente chaque matin. Elles parvien- nent uniformement sous une bande are-en-ciel, denotant " l'etendard de ceux qui veulent penser librement." L'abonne recevra le lundi l'Action Francaise, le mardi l'Humanite, le mercredi le Figaro, le jeudi le Populaire, le vendredi l'Ordre, le samedi l'Oeuvre et le dimanche la Republique. On pourrait reprocher a cette liste une orientation marquee vers la gauche, mais il y a tarn de journaux politiques chez nous que tout choix reste difficile. Et puis c'est ?id& surtout qui importe. Quels resultats peut-on en esperer?

Une remarque s'impose tout d'abord. La presse franc:Use se devise en cc qu'il est convenu d'appeler les journaux d'information et les journaux d'opinion. Or le nouvel abonne- ment est limite a cette seconde categoric. Certes, toute feuille d'opinion donne egalement des informations, mais il est incon- testable que sa nuance politique en determine le chola, la presentation, parfois meme la redaction. C'cst de la discussion que jaillit Is lumiere, mais encore faut-il discuter sur des bases precises. Notre abonne devrait done lire. egalement chaque jour une gazette rapportant les evenements sous une forme aussi objective que possible. La depense serait doublee, cc qui dans bien des cas interdirait ?experience. Car nous presumons que le Centre entend s'adresser A la masse et non A ?elite.

Autre remarque. La feuille d'opinion touche deux classes de lecteurs. D'abord les adherents au parti dont elle est l'organe, les "militants," les convaincus d'avance, qui se retrempent chaque jour dans l'enonciation de leurs dogmes. Ensuite ceux qui se delectent a la virtuosite des polemistes notoires, sans consideration des opinions cxprimees. Pour ne parler que des disparus, pourquoi beaucoup de gens lisaient- ils jadis ?article quotidien d'un Henri Rochcfort, d'un Paul de Cassagnac d'un Laurent Tailhade? Surtout pour les pointes qu'ils portaient, pour lcur truculence de Guignol rossant le commissaire. Quand, sous le septennat de Felix Faure, le vieux cocher de fiacre, interrompu par un client dans la lecture de l'Intransigeant, confiait A celui-ci : " Rochefort est epatant aujourd'hui," son enthousiasmc derivait tout materiellement des coups de triquc assinees A la rondc par le fougueux polemiste. Ni l'une ni l'autrc de ces dcux classes n'est incitee A penser par sa lecture.

D'autre part relativement peu de travailleurs s'abonnent un journal. La depense initiale generait certains. Beaucoup d'autres, employes autant qu'ouvriers, quittent le logis avant le premier passage du facteur. us achetent un journal en se rendant au travail et lc lisent en cours de route. Les bousculades du Metro, les cahots de l'autobus ne favorisent guere ?etude appliquee d'un article de doctrine. Puis ii y a ?obstacle du feuilleton. Le lecteur francais en a conserve la tradition. Avec l'abonnement arc-en-ciel, impossibilite de suivre un roman.

II ne sera pas aise, on le voit, pour le Centre d'Etudes des Problemes Humains d'atteindre les masses qui devraient profiter de son innovation. S'il reussit, son merite n'en sera que plus grand. Sans doute songe-t-il a la force du levain. Quand il aura affranchi la pens& de quelques-uns, ceux-ci, A leur tour, pourront influer sur leur entourage. Ce sera tiiche de longue haleine. Qu'importe! II faut applaudir a eet effort. A une époque qui menace de nous diriger tons vers le conformisme des idees, ii convicnt d'encourager tout cc qui peut servir A developper l'esprit critique.

Nous allons celebrer dans quelques mois le cent-cinquantieme anniversaire de la Revolution, dont une des plus grandes conquetes fut celle de la liberte de penser. Aujourd'hui nous nous rendons compte que liberte ne suffit pas. II taut savoir penser. Et cela represente un des plus grands problemes humains.