10 SEPTEMBER 1937, Page 17

FALSONS DE BONS COMPTES

[D'un correspondant parisien] AVEC louable persistance M. Georges Bonnet cherche a retablir l'equilibre des finances publiques, ce qui, par ricochet, aiderait singulierement les finances privees. La tfiche est ardue, plus encore pent-etre que ne l'imagine le ministre. II a certes elabore des decrets fort senses, mais est-il sat- que ses concitoyens en aient saisi la portee ? Lorsqu'il s'agit de questions fmancieres ou economiques, pour ne mentionner que celles-la, ii y a lieu de craindre que le Francais moyen ne se contente de formules sans s'inquieter de ce qu'elles representent. Parmi ces formules ii y en a certainement une—" devaluation fiduciaire "—qu'il n'a pas encore comprise, puisqu'il se lamente : "Les prix ne cessent de monter ! " Et, selon les milieux qu'il frequente, it en rend responsables les fascistes ou les communistes, ou bien les producteurs, les intermediaires, les speculateurs, ou bien encore les " puissances occultes."

II faudrait pouvoir prendre a part chaque Francais moyen et lui dire : " Nous avons devalue le franc. Vous n'ignorez pas ce que cela vent dire : le franc a moms de valeur. Donc il faut plus de francs pour payer le pain, le vin, le bifteck. Ce ne sont pas les prix qui montent, c'est le franc qui baisse. Recherchons les causes qui nous ont forces de devaluer. Tout est la." Dans bien des cas ii repondrait sans paraitre convaincu : "Mon bon monsieur, tout ce que je sais c'est que ma femme n'arrive pas a joindre les deux bouts et que je vais reclamer une augmentation de salaire." Esperons pourtant que d'autres diraient : " Cela parait bien raisonne. Mais il aurait fallu le dire des le debut." En quoi us auraient entierement raison. Depuis trop longtemps nous souffrons surtout de malentendus entre ceux qui ne cherchent pas comprendre et ceux qui ne cherchent pas a se faire com- prendre.

En douze mois le franc a ete devalue deux fois. Dans les siecles a venir les historiens compteront ces devaluations parmi les evenements capitaux du septennat de M. Albert Lebrun. Or nous semblons les avoir oubliees. S'il y a hi une part d'insouciance, il y a surtout manque de compre- hension—les mots ne signifient plus rien. Parlez de Philippe le Bel clans n'importe quelle compagnie et il se trouvera toujours quelqu'un pour rappeler : " C'est lui qui fit rogner la monnaie." II y a pourtant six siecles de cela. Deux fois l'an passé noire pauvre franc a ete rogne et déjà nous n'y pensons plus !

On peut lire ceci dans un journal tres repandu : "En deux mois la rente 3 pour cent a gagne cinq fois son coupon. Les rentiers out recupere cinquante milliards en capital." D'autre part des bureaucrates c,ontinuent imperturbablement d'aligner des chiffres qui, periodiquement, devraient nous permettre de comparer le coin de la vie, le rendement des impeas, la balance du commerce exterieur. Mais comme us etablissent leurs statistiques en francs, sans aucune autre indication, ils nous invitent a comparer des choses incom- parables. Autant additionner des chevres et des brebis. Le rentier, dites-vous, recupere du capital ; d'accord, mais ce capital est deprecie. Les impats accusent des plus-values ; sans doute, mais en septembre 1936 c'etaient encore des francs Poincare qui rentraient, tandis que maintenant nous en sommes au franc flottant.

C'est de la sorte qu'on s'achemine vers des solutions faciles de problemes difficiles, solutions qui s'ach event parfois en penibles surprises. On ne saurait jamais trop expliquer. Ii faut, par exemple, que le contribuable sache que si les previsions budgetaires (en francs Auriol) sont depassees par les rentrees (en francs Bonnet), cela ne laisse auctmement presager une diminution prochaine de ses charges. II faut encore que les locataires sachent que si les proprietaires " recuperent du capital," cela ne vent pas dire que biennit us seront fondes reclamer la reduction de lents loyers.

A la rigueur la prosperite peut se passer d'explications. Mais nous en sommes toujours a la grande penitence, qui necessitera probablement de nouveaux sacrifices. C,onsenti, le sacrifice est une force ; impose, ce n'est plus qu'un sujet dc mecontentement. Mais pour consentir il faut comprendre, et pour comprendre ii faut savoir. Toujours et partout il faudrait rendre des comptes. Les bons comptes, scion le dicton, font les bons amis. Ds font egalement les bons citoyens.