16 JUNE 1939, Page 17

A TITRE ONEREUX"

[D'un correspondant parisien]

EMILE ZOLA, chacun le sait, avait une maison de campagne a Medan. En bonne menagere, sa femme conservait les cor- nichons du jardin. Certain :.)ur l'ecrivain rentrait a Paris

chargé d'un bocal, lorsqu'a la gare Saint-Lazare it fut interpelle par un agent de l'octroi. On lui reclarnait une tare. Zola s'indigna. Sans lacher son colis, il alla de bureau en bureau, protestant vertement. En fin de compte it paya, car le dernier mot reste toujours a l'Administration, hors le cas de revolution. C'etait precisement une revolution que Zola demandait le lendemain dans un article du Figaro, une revolution pour reaffirtner les droits de rhomrne—A posseder des cornichons. On sourit et ce fut tout.

Plus tard, dans l'Aurore de Clcmenceau, Zola ecrivit un autre article vengeur—" Faccuse! " De celui-ci on parle encore, car l'Affaire Dreyfus marqua un tournant de l'histoire. Il nous semble neanmoins que sa protestation du Figaro meritait meilleur sort. Quelle que soit l'espece, l'arbitraire reste l'arbitraire. L'Administration empiete sans cessc ; • il faut lui resister, surtout par le menu.

Comme pendant aux cornichons de Zola, nous avons

aujourd'hui l'histoire des masques a gaz. Elle vaut d'etre contre. Au moment de la crise de septembrc on distribua du sable " pour eteindre les bombes incendiaires," mais it fallut avouer qu'on manquait de masques. Ce n'est qu'apres la crise de mars que les Parisiens furent invites, en style administratif, " a prendre possession d'un apparel de protection individuelle contre les gaz de combat." Its firent queue aux pones des centres de distribution. Puis la tension cessa. Rasseneres, les Parisiens rangerent leurs masques et n'y pensirent plus.

Fin mai, coup de tonnerre. Un decret-loi demandait aux populations d'acquitter le prix des masques, soit 7o francs. Quel tolle! On fit queue de nouveau, mais cette fois pour rendre les appareils. Le Parisien s'exclamait: " Comment! On me laisse des mois sans protection. On m'invite enfin venir prendre un masque. Huit semaines plus tard on m'invite A le payer. C'est trop d'invitations. Je vous rapporte mon masque." Imperturbable, l'Administration repondait : " Voyez le decret-loi du 20 mars 1939. II dit bien: ' Les distributions de masques sont en principe effectuees a titre onereux: "

Les decrets-loin! II y en a tant que personne ne les lit.

Encore faudrait-il les comprendre, car ils abondcnt en renvois A des decrets-lois anterieurs. Les journaux eux-m'emes so contentent d'un abrege ou d'une simple mention. Le decret de mars etait passé inapercu. On le rechercha dans in collection du Journal Officiel. Effectivement, il disait: " titre onereux." Fort de son droit, l'Administration entendait etre payee avant le :to juin.

La lecture de rOfficid, pourtant soporifique, ne calma pas

remotion. Le Conseil municipal de Paris rappelait qu'il avait déjà alloue 169 millions pour l'achat de masques. Les protesta- tions affluaient. Pour toute reponse, l'Administration redigeait des aphorismes : " Si nul ne peut refuser son masque, nul no peut titre dispense d'en acquitter le prix." Ou des lapalissades : " La somme ne sera pas reclamee au titulaire decide dans l'intervalle." Ou bien des menaces: "Tout crux qui ten- teraient de se soustraire au reglement des 7o francs seront passibles d'une majoration de cent pour cent."

Le Parisien frondeur renvoyait la balle aux bureaucrates, les harcelait de questions saugrenues : " Le masque une fois paye, le detenteur en sera-t-il proprietaire ; pourra-t-il se servir de la boite pour aller a la pit.-che? L'entretien des appareils sera-t-ll aussi a titre onereux? Et le sable, le fameux sable distribue d'autorite, allez-vous un beau jour en demander le prix? " Les autorites s'emurent a leur tour. Le Journal Official publia un decret-loi complementaire modifiant le decret-loi d'application du decret-loi de mars, qui lui-meme completait un decret-loi de novembre 1938. Un delai de trois mois est accorde pour le versement des 7o francs. Certaines categories d'habitants sont exemptees--les enfants, les chomeurs, les auxiliaires de la defense passive. Et on ne park plus do sanctions penales.

Somme toute, les Parisiens marquent un coup. S'ils perse- veraient, peut-titre en marqueraient-ils d'autres. En tout cas il y a treve de trois mois. Mais que d'alarmes, de controverses, de paperasses, de temps perdu—A propos de comichons si l'on ose dire! Et, pour le pays, tout cela reste "a titre onereux."