17 JUNE 1938, Page 17

VISITE ROYALE

[D'un correspondent parisien]

DANS quelques jours le roi et la reins d'Angleterrc seront nos hOtes. Leur accueil sera digne de Paris, aussi bien que de la circonstance.

Les fetes ne manqueront pas de grandeur, precisement parce que le programme nest pas trop " officiel." On n'abusera pas des plantes vertes, ni des tcntures aux frangzs d'or. II convicnt meme de loner certaines innovations : les effets de lumiere, le dejeuner a Versailles, surtout la montec de la Seine en bateau pour aller a Motel de Ville. Du cote populaire la reception promet d'être tres chaleureuse. Ne dansera-t-on pas le 29 juin sur les places publiques ? C'est un signe d'allegresse qu'on reservait jusqu'ici pour la Fete nationale. (Si seulement le roi et la reine pouvaient faire la tournee de ces bals !) D'autre part les magasins annonccnt de fortes ventes de drapeaux anglais. (II est a craindre que I'Union Jack ne soit pas toujours conforms au modele reglc- mcntaire, mais c'est l'intention qu'il faut retenir.) Et les Parisiens ne se contenteront pas de pavoiser ; ils se presseroat sur le parcours pour saluer de leurs vivats les souverains de la nation amie.

Le Francais le plus farouchement republicain reconnait volontiers que la monarchic a du bon . . . en Angleterre. 11 constate qu'a travers le monde bien des citoyens pourraient envier les libertes dont jonissent les sujcts du royaume d'outre- Manche. Il acclamera le roi en tant que chef tres constitu- tionnel d'une grande democratic. Quanta la Francaise, elk s'interessc surtout au cote familial de la cour anglaise. En acclamant la reine, elle songera aux deux jeunes princesses—les enfants de France ont adresse a l'ambassadeur de sa majeste des milliers de cartes postales a leur intention—et a leur veneree grand'merc.

L'aspect politiquc de la visite n'echappe pas non plus aux masses. L'Ententc Cordiale reste forte parce qu'ellc est fonder: sur la raison. Jamais elle n'a provoque—sans doutc elle nc provoquera jamais—les memes transports que l'alliancc franco-russe. C'etait alors du &lire, presquc de l'hysteric collective. La France se relevait des desastres de 1870, mais ells se sentait isolee et menaces. It lui fallait une amitie. La Russie se presenta et l'enthousiasme—elementaire et irreflechi—ne connut pas de bornes. Avec l'Angleterre ii n'y a pas echange de baiscrs passionnes ; ce sont plutdt des poignees de main, fermes et franches. C'est souvcnt plus durable . . . et moins cher. Le Francais econome, qui contemplc melancoliquement ses titres russes maintenant sans valeur, sait que la visite du roi Georges ne preludera pas a tin emprunt anglais. Et c'est la aussi une des forces dc l'Ententc Cordiale.

Anglais et Francais s'entendent parce qu'ils s'estiment. Non pas qu'ils se connaissent tres bien. Au contraire. Il reste beaucoup d'incomprehension reciproque, beaucoup de prejuges de part et d'autrc. Les traditions ont la vie dure et les analogies faciles sont pleines de dangers. Les meilleurs interpretes anglais de l'ame francaise trebuchent aussi frequemment que les meilleurs interpretes francais de Fame anglaise. (Exemple recent : " Le woolsack, cc genre de tabouret qui sert de siege au president de la Chambre des Communes.") Neanmoins it y a progres. Nous avons &passe l'epoque de Gillray et de Rowlandson, dont on exposait naguerc a Paris les caricatures les plus typiques.

Si aujourd'hui Anglais et Francais s'estiment, ne serait-ce pa; simplement parce qu'au cours des siecles ils se sont trouves face a face dans toutes les parties du monde, sur terrc commc sur mer ? Azincourt, Fontenoy, Trafalgar, Waterloo, aux Indes,'au Canada—l'enumeration serait fastidieuse. Quels que fussent les allies d'un cote ou de l'autre, c'etaient toujours Francais et Anglais qui menaient le jeu. Mais on avait beau traiter l'adversaire de froggy ou de rosbif, sur le champ de bataille it se montrait rien de moins que meprisable. Il n'y avait plus qu'un pas a franchir pour le respecter.

L'estime vint quand it fut evident qu'il y avait communaute d'aspirations aussi bien que d'interets. Le roi Edouard VII et le ministrc Theophile Delcasse le firent comprendre malgre tous les obstacles. Puis a la veille de la grande guerre le president Raymond Poincare trouva la veritable formule quand it s'adressa ainsi a Georges V : " Cher et grand ami." C'est a ce titre que nous allons recevoir Georges VI.