18 JUNE 1937, Page 17

CHANSONS ET LOISIRS

[D'un correspondent parisien]

LE bruit await couru que les chanteurs ambulants ne sefaient plus toleres a Paris. II n'en cst• den, heurcusemcnt. Sans ordonnances de police, !'acceleration du rythme de la vie se charge de chasser le pittoresque. II ne reste guere que ces chanteurs pour rappeler qu'il fiat un temps otY lc Parisien flanait et s'attardait volontiers au spectacle de la rue.

Sans remonter a Mengin, qui, vers la fin du second Empire, s'attifait d'un casque et d'une cuirasse pour vendre sea crayons, il y cut, pour distraire les passants, toute une generation de camelots au bagout digne de Gavroc.he. Aujourd'hui le vrai camelot parisien a disparu ; il est bien venu des Arabes et des Ann mites, mais ils ne sauraient le remplacer. Du reste, le nom lui-meme est &suet ; on dit maintenant " demon3trateur." Or, ce " demonstrateur " ne deambule pas ; ce n'est qu'un boutiquier en plain air, dont le boniment sent trop la preparation. Les lutteurs, jongleurs, avaleurs de sabres et autres bateleurs ne se rencontrent plus que dans quelques quartiers excentriques. Par ailleurs, on volt de moms en moins d'artisans ambulants—vitriers et reparateurs de porcelaine--et bientett leurs cris ne seront plus qu'une tradition.

Les chanteurs nous restent. Il se sont modernises un peu, cela va sans dire ; ils jouent du banjo et le jazz leur est Mais, comme jadis, c'est pour la romance send- mentale qu'on fait cercle autour d'eux, qu'on achete les paroles et qu'on fredonne l'air. La musique a beau etre syncopee, les vers restent immuables—" C'est le temps des amours ; nous nous aimerons toujours." Tout autour, jeune I et vieux sourient. Pour quelques instants its se perdent dans le rave, avant d'etre repris par la fievre de la grande ville. Si le phonographe et la T.S.F. n'ont pas encore tue les chanteurs ambulants, c'est sans doute clue !'ambiance n'est plus la meme devant un appareil. Dans la rue cette ambiance persiste ; part les costumes, les lithographies de Steinlein, les dessins de Willette restent vrais.

A leur tour, les chanteurs sont destines a disparaitre du jour oil, sur la voie publique, le citadin sera contraint a circuler sans cesse. Alors it lui faudra trouver des endroits pour flatter. Cela sera-t-il possible ? On aurait pu esperer que le nouveau ministere des loisirs etendrait sa mansuetude 4 Is musardise. II faut en faire son deuil. Fort louable en principe, la creation de ce rouage ne semble repondre actuelle- ment qu'a unc seule preoccupation : !'organisation des loisirs. En tout cas, le sous-secretaire d'Etat qui en a la charge semble s'attacher surtout a la reglementation. Suivant son exemple, les compagnies de chemins de fer, les journaux, le societes sportives et autres travaillent d'arrache-pied pour enregimenter les travailleurs au repos. Ce ne sont que programmes, itineraires, caravanes, groupes. Tout est prevu—les departs, les halter et les arrivees, les monuments a visitor et les sites a admirer, meme l'heure de !'aperitif ! Comme triomphe du genre, citons cette manifestation collective qui " ne laissera inoccupee aucune des quarante-huit heures des deux journees de loisirs." On reste ahuri devant tant de contradiction.

Pourtaut le sous-secretaire d'Etat parais sait suivre une autre voie quand, a ses debuts, il vantait les joies du tandem. Les chansonniers—ceux de Montmartre, qui ne sont pas ambulants mais railleurs—avaient beau se moquer du " bonheur universel par le tandem universe!," le tableau plaisit de ces couples pedalant allegrement par les campagnes, pour rentrer les bras charges de flaws apres avoir respire a pleins poumons. II y await aussi un cote sentimental, celui que soulignait ce chansonnier anglais qui cdebrait naguere a bicycle made for two.

II faut croire que " la bicyclette pour deux " ne se pretait pas suffisarnment a la regle mcntation. Le tandem, trop modeste, est devenu autocar ou train special ; d'individuel le loisir est devenu collectif. C'est illogique autant que regrettable. Nul doute que beaucoup apprecieront lc repos organise, car, Laisses a leurs propres ressources, its ne sauraient que faire. Mais its ne manquent pas de gens qui estiment solitude- dans !'union avec la nature, qui trouvent leur con- tentement dans le rave ou la contemplation. Ceux-la con- seillent au sous-secretaire d'Etat de retire son Daudet, sans oublier " Le sous-prefet aux champs."