18 NOVEMBER 1932, Page 43

L'Anglais Vu Par Le Francais Moyen PAR ANDRA MAUROIS.

Ifaut avoir la plus grande 'ineftance a regard de tout essai de .i?syehologie nationale. "Je vois bien re eheval,", disait Airistote, "mais je ne vois. pas la ehevaleite." Je connais bien tel Anglais, dirai-je mon tour, mais je no eonnais pas l'Anglais. Pourtant, puisqu'il est impossible d'empecher les peuples de se former quelque image lea uns des autres, et puisque ces images sont toujours fausses et generalement caricaturales, mieux vaut encore castiyer de les retotieher.

Mais c'est un travail d'autant plus diffieile que ccs imag-e3 sont changeantes. Elles se transforment avec les rapports politiques on economiques des nations. En 1900, tout de suite apres Fachoda e.t au temps de In guerre des Boers, l'Anglais imagine par le Francais moven etait un Monstie. En 1915, c'etait un hems. Pendant la guerre, les Americains avaient idealise les Francais; aujourd'hui ii semble qu'ils les mecon- naissent. Essayons donc d'abord de &gager ce qu'il y a de permanent dans l'idee que les Francais, depuis un, sieele, ont fOrMee de l'Angleterre.

Au centre du tableau, je placerais le respect d'une force. Les Francais Out pu, suivant les temps, aimer on ne pas aimer l'Angleterre; il ne Pont jamais meprisee. Je ne veux pas dire : respect d'une force materielle ou physique. Les Francais reconnaissaient en 1905, et metne en .1915, la grande force materielle, la puissance militaire de l'Allemagne, sans avoir pour elle l'estime qu'ils avaient pour l'Angleterre. Cette estime allait un caractere national, pint& qu'a des richesses ou des armees. L'Angleterre etait le pays que rien, au cours des sieeles precedents, n'avait fait plier. Elle seule avait resiste jusqu'au bout a Napoleon. AU moment de In guerre des Boers, elle avait souleve le monde contre elk, mais elle avait poursuivi son dessein, de maniere patiente et tetue, et elle avait triomphe. De 1914 a 1918, elle s'etait montree -inebranlable. Cettc idee de tenacite invincible, d'entetement heroique, l'image banale mais elassique du bulldog que rien no persuadera de lacher prise, voila bien la premiere armature d'une image de l'Angleterre dans l'esprit d'un Francais moyen.

Second trait fixe : le Francais moyen pens° que les Anglais forment un peuple difficile a comprendre. Les reactions des deux nations sont si differentes sur tous snjets qu'elles se sentent, l'une et l'autre, surprises ct inquietes des ctu'elles s'obseivent. Par exemple le Francais cherche a construire, avec autant de precision et de prudence qu'il en est capable, une image de l'avenir qu'il essaiera ensuite de realiser. L'Anglais s'y refuse. Par gout, il est improvisateur. Aux ministres francais qui, vers 1910, demandaient a Sir Edward Grey : Mais enfin, que feriez-vous si . . ." "Je n'en sais rien," repondait le ministre anglais, "on ne peut pas demander 4 un cabinet britannique de deliberer sur une hypothese." Et c'est Joseph Chamberlain, je crois, qui disait " Tout honune d'Etat qui pretend prevoir au- dela de la. quinzaine suivante est un sot." L'Anglais n'aime pas les engagements trop précis; il lui plait de se decider au dernier moment. On ponrrait presque dire que c'est seulement en agissant quil decouvre lui-meme en quel sens il va agir, Cela &route et irrite, non seulement le Francais, mais aussi l'Allcmand moyen. rest de ce trait de caractere, et de lui seul, qu'est venue Ia legende de la " perfide Albion." Les peuples du continent ont toujours cherche a prevoir ce quo ferait l'Angleterre. Leurs previsions souvent ont ete &cues par Pevenement, et us ont vu mauvaise foi et inachia4 velisme la on y avait seulement. indecision et horreur des plans rigides.

Troisieme trait Unite nationale. t. par elle, autant que par In tenacite du caractere quo le Francais moyen s'explique la force et in &wee de l'Angleterre: Quand le pays se trouve en etat de danger, tous les Anglais sont prets Is s'unir. Cela est vrai aussi dc In France., On Pa. vu en 1914 et on l'a revu en 1926, an monient dti.sauvetage du. franc. Mais on pourrait pout- etre dire ,qqe -de tels retablissements sont plus faciles operer en Angleterre, parce que les divisions des partis y sont moms graves. D'excellents observateurs, comma Andre Siegfried, avaient juge avec trop de pessiniismo in grande crise econornique• anglaise ; ils avaient cru le pays beaucoup plus malade qu'il ne Petait, parce gulls n'avaient pas tenu compte de ses facultes de redressement collect if. C'etait d'ailleurs la memo erreur quo l'Allemagno avait commise au sujet de in France entre 1900 et 1910: Les dernieres elections nationales anglaises out fait en France une grande impression ; elles ont retabli lc prestige de l'Angleterre aux yeux du Francais moyen.

Quatrieme trait. Celui-ei ne peut etre observe que par des Francais connaissant déjà inieux l'Angleterre et y ayant sejourne. C'est le bonheur el la gaiete de ce peuple. Par les loisirs frequents, par un certain mepris des exces de _travail, par la place_ accord& dans l'edneation- aux sports, l'Angleterre donne toujours aux Francais l'impres- sion d'un peuple en vaeances. Au moment memc oit nous la croyons abattue, inquiete, nous y trouvons nos amis semblables Is cc qu'ils out toujours etc% plaisantant de leurs malheurs, confiants en l'avenir et d'ailleurs y pensant peu. Peut-etre y a-t-il ia un masque d'humeur, un refus courageux do laisser voir des sentiments assez vifs, mais ii y a aussi le naturel optimisme d'un peuplc que n'a jamais ete vaincu, qui "avec l'aide de Dieu et de In Marine" n'a jamais ete enva hi depuis la conquetc normande et qui, pendant tout lc dix-neuvieme siècle, a connu la prosperite et la croissance les plus etonnantem. Confiance en soi, et par suite orgueil, voila les traits de caractere que le Francais moyen croit apercevoir dans l'Anglais.

En quel type d'individu le Francais moyen inearne-t-i1 les qualites et les (Wants de l'Anglais ? Quels sont les hommes qui, pour lui, representent l'Angleterre?

II y a d'abord le conquerant colonial, Cecil Rhodes ou Kitchener, le "strong silent man" des romans anglais d'avant-guerre. Ii y a Phomme d'Etat courtois et flegmatique, forme plus fine dc la force et du silence. Le Phineas Fogg de Jules Verne, dans le Tour du monde en quatre-ringts jours, avait beaueoup fait pour imposer a la jeunesse cette image de l'Anglais. Il y aussi l'Anglais brutal, comme fut jadis Palmerston, parfois Lord Curzon et, plus recemment, dans une conference celebre, Lord Snowden.

Le Francais moycn connait peu, mallieureusement, nit type d'Anglais qui me semble l'un des plus importants ; c'est celui, par exemple, du Due de Devonshire tel quo le (Merit Strachey, avec son horreur de l'enthousiasme, sa lenteur voulue, son refus de se laisser presser par des esprits plus rapides. La Reine -Victoria, elle aussi, representait ce type. Lord Salisbury disait que, lorsqu'il connaissait l'opinion de la Reine sur un sujet, 11 pouvait prevoir la reaction de toutes les classes moycnnes britanniques. II serait infinimcnt precieux, pour l'homme d'Etat francais, de connaitre et d'observer un tel esprit etalon de l'opinion anglaise moyenne et d'etudier sur luir les reactions de ee peuple qui, pour un &ranger, sont imprevisibles et surprenantes.

On a beaucoup ecrit en France, depuis dix ans, que l'Angleterre d'apres-guerre est tres differente de celle d'avant-guerre. On a cite Lytton Strachey, pour montrer que le respect des traditions victoriennes s'evanouissait. Les romans de Lawrence, de Huxley, d'Evelyn Waugh, ant revele une Angleterre beaucoup plus libre de moeurs que la France elle-meme. Des voyageurs ont parle de la fin du puritanisme et ont &era les Universites anglaises comme envahies par un certain esthetisme qui en detruisait les fortes vertus.

Le Francais moyen ne croit pas beaucoup fi ces ehangements. II a l'impression que les intellectuels, qui en effet ont evolue, representent une part infiniment petite de la nation. Surtout il emit observer que ces intellettuels, et meme les plus libres d'entre eux, demeurent anglais et traditionnels. Strachey admirait Lord Hartington et la Reine Victoria. Dans la violence meme des romanciers, le pmitanisme affieure. Dans le, ecoles, in grande masse des garcons demeure sportive et dure. La monarchic est solide, le liberalisme renaissant, les eglises methodistes puissantes. Le libre echange demeure un sujet de controverse qui souleve des passions presque religieuses. Le Francais moyen pense que /'Anglais reste l'Anglais. Et je ne crois pas qu'il se trompe.