19 FEBRUARY 1937, Page 11

RUDYARD KIPLING

Par ANDRE MAUROIS

"LOOKING back from this my seventieth year, it seems to me that every card in my working life has been dealt to me in such a manner that I had but to play as it came." Tel est le debut, essentiellement kiplingesque, de Pautobiographie posthume de Kipling*, et en effet nous admirons, en la lisant, cette suite merveilleuse de hasards et de rencontres, ce mélange- de passions et de contraintes qui soudain tirent d'une race un ecrivain de genie, comme les forces electriques, longtemps contenues et muettes parmi les noires vapeurs de l'orage, &latent enfin dans un éclair de feu.

Du beau jeu distribue par les dieux, quelles furent les cartes mattresses ? D'abord une naissance aux Indes et ce merveilleux contact Orient-Occident, si souvent generateur de poesie. "Give me," dit Kipling, " the first six years of a child's life and you can have the rest." Les six premieres annees lui apporterent les couleurs, les reves et les parftuns de l'Orient. Apres quoi une dure periode pass& en Angle- terre, loin de sa famine, au milieu de ces etres cruels qui rodent en plus d'une enfance anglaise illustre, lui enseigna la violence des passions. Nous savions que ces haines precoces avaient pour une part fait Dickens ; nous decouvrons aujourd' hui qu'elles ont joue un role dans la formation de Kipling. De temps a autre passe dans son oeuvre le brusque desk de torturer quelque malfaisant imbecile ; je crois qu'il aurait pu (Sake une belle histoire sur " la Femme qui m'apprit la Haine."

Mais Allah prit soin de faire ce temps d'epreuve, qui emit necessaire, assez court et coupe de visites a une tante Bume- Jones qui, le soir, lisait aux enfants les Mille et Une Nuits et leur apprenait a se nommer les uns les autres : "0 fille de mon oncle ! . . . 0 veritable croyant ! " . . . habitudes et manies qui, Allah le savait, prendraient quelque jour place dans certain style. Quant a ses parents, lorsqu'enfin il les retrouva, Kipling reconnut qu'ils etaient des parents selon son coeur. "I think I can with truth say that those two made for me the only public for whom then I had any regard whatever till their deaths in my forty-fifth year." Son pere n'etait pas seukment une inepuisable mine de sagesse et de connaissance, mais lui-meme un ecrivain et un des- sinateur excellent, un critique juste et tolerant. "After all it was not so damned bad, Ruddy," dit-il quand parut The Story of the Gadsbys. Son 51s lui dut beaucoup de ses meilleurs decors, et rien n'est plus charmant que la maniere dont

°Something of Myself. By Rudyard Kipling. (Macmillan. 7s. 6d.)

Kipling &Tit, parlant, avec la fierte d'un enfant, de l'un des paysages de Kim : "I painted it all by myself." Quant a Mrs. John Lockwood Kipling, elle etait bon juge de poesie et parfois juge severe: "There is no Mother in Poetry, my dear . . " disait-elle . . . Ce fut elle qui, un jour que Rudyard essayait en vain de dormer quelque fermete un vers trop mou et murmurait avec irritation : "But what am I trying to say ? " repondit : "You are trying to say : What do they know of England who only England know ?" Le pere confirma, et l'on sait que ce vers devint la clef de toute une partie de l'oeuvre de Kipling.

Les sources de cette oeuvre ? Elles sont parfois tres surprenantes. Rien n'est plus interessant que de tenir d'un grand ecrivain l'histoire de quelques-uns de ses livres et de ces souvenirs minuscules d'o0 devaient sortir des fictions illustres. Kipling n'avait pas dix ass lorsqu'il lut, dans un livre d'enfants, l'histoire d'un chasseur de lions qui, en Afrique du Sud, rencontre une tribu de lions franc-macons et fait alliance avec eux contre de mechants singes ; endormi en quelque repli de son cerveau, ce conte devait se reveiller ui jour pour devenir The Jungle Book. La premiere idee de The Story of the Gadsbys? Elle lui vint, 0 chose &range, d'un livre de Gyp : Autour du Manage. The Light That Failed? D'une lecture de Manon Lescaut, faite a Paris, pendant l'exposition de 5878. Stalky & Co.? Du desk d'ecrire quelques pamphlets moraux su r Peducation, essais qui, contre in volonte de l'auteur, tournerent en recits. Quant a Kim, il naquit d'innombrables conversations avec le plus sage des peres, et Puck, d'un grand desir qu'eprouva Kipling de raconter a ses propres enfants l'histoire de l'Angle- terre et de leur en montrer les traces vivantes dans leur propre jardin de Bateman's. Mais cette demiere histoire n'est pas dans le livre et c'est lui-merne qui jadis me l'avait contee.

Apres son pere, le grand maitre de Kipling fut le metier de joumaliste, clangereux pour Pecrivain qui manque de genie, merveilleux ar wentissage pour un Kipling ou pour un Dickens. En patticulier c'est un entrainement unique que d'avoir ete, aux Indes, le redacteur d'un journal local. Non seulement de belles histoires viennent a vous spontane- ment chaque jour, mais il les faut rapporter avec assez de precision pour satisfaire un difficile public d'officiers, d'in - genieurs, de fonctionnaires, qui n'admet pas de details faux ni de mots impropres et qui, le soir, au club, donne assez brutalement son avis. C'est un des traits qui frappent le plus dans l'Autobiographie de Kipling que le contraste entre sa modestie des qu'il s'agit de l'invention et sa fierte des s'agit de la precision. De meme que le Bergotte de Proust, quand on lui parlait de son oeuvre, s'attachait aux details et jamais anx idees, Kipling note twee contentement tel eclairage que les specialistes ant reconnu exact, L'Auto- biographie de Wells est mile d'un prophete ; celle de Kipling, d'un bon ouvrier. Au journalisme, Kipling doit Part de tenir compte des dimensions, des cadres. Son journal lui demanda d'abord des contes de douze a quinze cents mots, d'oit les Plain Tales from the Hills, puis quatre a cinq mile mots pour un supplement hebdomadaire. Ces exigences l'avaient forme et jamais ii ne flit a son aise dans le long roman construit. Quand il ecrivit Kim, il dit a sa mere que, pour un tel rick, il n'avait pas plus besoin d'une intrigue que Cervantes pour &Tire Don Quichotte. A quoi la sage et moqueuese Mrs. Kipling repondit : "Don't you stand in your wool boots hiding behind Cervantes with me. You know you couldn't make a plot to save your soul."

Qu'elles sont precieuses pour nous, ces confidences d'un grand artisan des 'cures qui a passionnement aime son métier. Pas de livre plus utile que celui-ci pour un jeune ecrivain. Ii y apprendra de Kipling, comme il aurait pu l'apprendre de Valery, que les oeuvres revees ne sont pas des oeuvres, et que le vrai probleme est d'inscrire un com- mencement, un milieu et tine fin dans un cadre de dimen- sions donnees. Pour le reste le Demon en prendra soin. Celui de Kipling &sit capable de tout, et meme de decrire, hien avant les archeologues, un puns cache dans les remparts d'un vieux chateau, ou quelque cohorte dacienne en garnison sue le Mur d'Hadrien. Point de notes. Kipling pease que la memoire est un grand artiste et que cc qu'elle laisse tomber ne meritait pas d'être conserve. Surtout point de polimique. Kipling a ete au centre de beaucoup d'entre elles ; ii ne s'y est pas mile lui-meme. Car " la vie telle qu'elle s'ecoule n'est que du temps perdu et riert n'est jamais vraiment vecu que sous is forme de l'eternite qui est aussi is forme de Fart." L'energie qui est donnee chacun de nous et qu'il nous est perms' de depenser an cours de nos cinquante annees de travail est fort limitee, c'est une grande folie que de la perdre a critiquer le travail des autres ou a nous irriter contre ceux qui ne pensent pas comme nous.

"My acquaintance with my contemporaries has," &tit Kipling, "from first to last, been very limited." Je l'ai vu pour la derniere fois, par un admirable jour d'ete, couche rut in pelouse d'une maison anglaise et parlant avec animation. 11 y avait la, penches vers lui, un homme d'Etat, un cliplomate, des officiers, des matins, un ecrivain, quelques femmes. A chacun ii parlait de son métier, en technicien, eclairant soudain la conversation de quelque jet vif de lumiere qui precait jusqu'aux profondeurs. Ii avait l'air, etendu parmi les herbes, les yeux brillants sous les sourcils broussailleux, d'un vieux magicien mais aussi d'un hon-une heureux. Je crois que trouvant autour de lui, cc jour-11, tine Angleterre scion son coeur, il remerciait Allah et sotuiait, comme fait le Lama de Kim lorsque la Recherche est finie.