19 JUNE 1936, Page 16

Feuilles au vent

[D'un correspondant parisien]

DE quoi parler sinon des greves ? Mais autant vouloir peindre le flux et le reflux. Pour le moment toute synthese est impos- sible. Notons pourtant quelques impressions ; plus tard elles pourront servir pour un tableau d'ensemble.

D'abord ce ne sont plus des greves. II s'agit crun " mouvement revendicatif ouvrier." C'est le conseil des ministres lui-meme qui nous donne cette definition.

. . . Pendant quelques jours on ne voyait que queteurs et queteuses secouant leurs boites pour faire tinter les pieces. " Donnez pour les grevistes, s'il vous plait ! " Cette mendicite cessa du jour oh " grevistes " devinrent " revendicateurs." Y avait-il relation de cause a effet ?

Le medicin de notre banlieu en eprouva une grande satis- faction. Chetif, myope et begue, it expliquait : " Je ne sors plus en voiture. On m'arretait toujours devant rusine, un queteur a cheque portiere. II nfetait difficile de refuser."

. . . Des grevistes defilent ; bannieres et insignes rouges, poings leves. Its scandent : " Nos salaires ! Nos salaires ! " Des curieux s'arretent, regardent en silence. Par des fenetres ouvertes on entend la T. S. F. Elle, moud Ia rengaine : " Tout va tres bien, madame la marquise."

Le colonel comte Nitchevo semble en douter. Comme bien d'autres Russes blancs, it est maintenant chauffeur de taxi. II nous confie : " Quand je dis que c'est la revolution, on se moque de moi. Pourtant c'est comme cela que les rouges ont commence chez nous. Nous avons, un camarade et moi, une reserve de 200 litres d'essence. C'est pour gagner Ia frontiere." Demander : " Quelle frontieze ? " aurait pu paraitre indiseret.

. . . On porte beaucoup de rouge cet etc. Les revendi- cateurs en casquette l'arborent largement epingle sur laveste de travail. Les " officiels " preferent le brassard. Les revendi- cateurs en chapeau et eomplet a Ia mode, optent pour un mouchoir dont le bord depas.se la poche. Un loustic hasardc : " Comme cela on pout le cacher plus facilement."

. . . Le parti communiste annonce qu'il " recrute a un rythme de 1,500 adherents par jour et compte maintenant plus de 140,000 membres." II y a en France douze millions d'electeurs. Lesquels, it y a six semaines, elisaient les 72 deputes communistes ?

. . . L'Academie francaise recoit M. Louis Gillet, auquel M. Georges Goyau dit : " C'est en 1930, monsieur, que vous professiez votre tours sur Shakespeare, et rien ne vous parais- sait plus beau que la fin d'une de ses pieces, Cymbeline, oh le vieux roi celte dirait au general romain : "Fassent a jarnais nos enseignes unies C6te a cote flotter lours bannieres amies."

Le journal qui imprime ces discours academiques donne a la page suivante le communique du bureau politique du parti communiste. On y lit : " Les travailleurs arborent le drapeau tricolore de nos peres et le drapeau rouge de nos esperances, reconciles par le parti communiste."

Etrange rapprochement de textes ! Mais en cetemps ]'union des bannieres venait en epilogue ; aujourd'hui ce n'est peut- etre qu'un prologue.

. . . Dans la loi sur les cones it est stipule : " Tout accord comportant la renonciation par l'ouvrier ou ]'employe au conge prev-u, meme contre l'octroi d'une indemnite compensatrice, est nul."

Un vieux menuisier eommente : " C'est tres bien de nous donner un cone paye. Mais ce que je n'aime pas c'est qu'on m'oblige a le prendre. Et si j'aime mieux l'argent, moi ! "

II ajoute: "C'est comme pour le 14 juillet. Deja cemine apprenti j'allais aux matinees gratuites. C'est comme eels que je connais Moliere et aussi Faust a ]'Opera. Cette annee on annonce In m eine piece dans tous les theatres, une machine de Romain Roland. J'aimerais mieux pouvoir choisir."

. . . De la place St. Michel on apercoit des lueurs rouges sur Notre-Dame. On devine une Foule sur le parvis. Des voix sortent de haut-parleurs. On saisit des bribes : " Redresseur de torts " . . . " Le Francais menu." Puis, subitement, des clameurs.

Un agent nous renseigne : " Non, ce n'est pas une reunion. On joue en plein air Le crag Mistere de la Passion. Et, sauf votre respect, c'est comme qui dirait les gr6vistes de ce temps-la qui reclament t'amnistie pour un &tem' politique, un nemme Barabbas."