19 NOVEMBER 1937, Page 29

DE JOHN A JONATHAN

(D'un correspondant parisien.)

ON ne lit plus guere Max O'Rell. C'est tant pis pour les jeunes generations. Par contre, si Paul Blouet etait encore de ce monde il eut ete prudent de ne pas choisir pour cette chronique un de ces sujets qui lui permettaient de prodiguer, sous ce pseudonyme, autant de talent que de bonne humeur. Mais Max O'Rell date de quarante ans et plus ; les portraits qu'il traca de l'Anglais, du Francais et de l'Americain ont perdu beaucoup de leur ressemblance. Des trois c'est prob- ablement Jacques Bonhomme qui, sans s'en douter, a evolue le plus. Il faudrait au nioins un volume pour decrire cette transformation et en analyser les causes. Essayons neanmoins : Pendant la premiere partie de cette periode de quarante ans, de nombreux Francais continuerent de chercher leurs modeles outre-Manche, mais des la fin de la guerre l'influence britannique s'effaca devant celle de l'Amerique. (Bien entendu, la politique n'a rien avoir ici.) Il importe de souligncr que si l'anglomanie etait consentie, l'americanisation est inconsciente. C'etait sciemment que jadis le Francais imitait l'Anglais ; meme lorsqu'il agissait sirnplement par snobisme c'etait neatunoins de l'imitation.. Avec l'americanisation nous passons de yactif au passif ; ce n'est plus de l'imitation mais de l'absorption, de la penetration. Nous avons déjà signale ici-meme qu'en France la con- naissance de l'Angleterre est restee livresque. Lorsque le Francais traverse la Manche il s'attend a retrouver des per- sonnages de Dickens dans des decors d'estampes sportives. Dens sa conception du caractere anglais il est reste early Victorian ; _a la rigueur remontermit bien jusqu'a Pitt, mais plus loin c'est presque la prehistoire. II y a bien Shakespeare. Mais le Francais voit en Shakespeare un genie universel qui pourrait etre grec aussi bien qu'anglais. C'est assez naturel de la part de gees qui ne connaissent Shakespeare que par des adaptations parfois fort fantaisistes ou par des operas on Hamlet entonne une chanson bachique.

Shakespeare et Dickens, du reste, n'interessent pas les masses. Chez elles l'influence anglaise ne s'est fait sentir qu'au deuxieme degre, par l'intermediaire de bourgeois anglornanes. Mais tout le monde va au cinema et c'est surtoutle cinema qui a prepare notre americanisation. Pendant toute une periode de l'apres-guerre les films am hi- cains predominaient ; certaines salles n'en presentaient pas d'autres. Ce fut litteralement la revelation d'un nouveau monde. Pueriles mais mouvementees, factices mais agreables, ne reclamant aucun effort intellectuel ; avec en outre de jolies fines et de longs baisers sur la bouche (le Francais ne parlait pas encore de sex appeal)—toutes ces scenes frappaient l'imagination au moment precis oir it fallait remplacer pas mal d'anciennes valeurs sombrees dans la tourmente.

Puis vinrent les comic strips, ces prolongements du cinema ; aujourd'hui plusieurs publications hebdomadaires destinees a la jeunesse irnpriment tmiquement des dessins am ericains de ce genre. Il y eut aussi des traductions d'ouvrages ameri- cains ; tres peu de litterature, mais des manuels : " Comment j'ai double mes affaires par la publicite," " La science de la vente," " L'art d'attirer les acheteurs." Et des agences americaines comrnencerent de fournir aux journaux. les elements de ce qui s'intitule maintenant la page magazine. Car on ecrit page magazine sans guillemets ni italiq-uel, de meme qu'on affiche station service, qu'on dit O.K., qu'on park de gangsters, d'espoir blanc et d'alibi blond, comme si tout cela etait francais, archi-francais. Du temps de l'anglomanie on y mettait plus de formes. On expliquait : " Cela vient tout droit de Londres, ma chere," ou bien : " C'est une habitude que j'ai prise en Angleterre." Avant d'entrer dans la langue, les mots anglais subissaient en italiques un stage probatoire. Maintenant les jeunes - Francais repetent des le lendemain les phrases am ericaines rencontrees la veille. Comme, par-dessus le marche, nous sommes en train d'adopter l'usage americain de l'initiale mediane, le lyceen Jean P. Durand =he de racketeer son camarade Jacques H. Dupont; certainement it ignore la signification du terme.

C'est In rapidite de l'assimilation qui etonne. L'am eri- canisation des masses est reelle, mais depasse-t-elle la surface ? Le caraaere -francais, an fond tres • conserVateur, a resiste a bien d'autres influences. Et puis in proportion des films americains tend a devenir plus faible