20 MAY 1938, Page 16

. . NEC MERGITUR "

[D'un correspondant parisien] La franc ne vaut plus que neuf centimes environ. Les tech- niciens vous expliqueront que nous avons maintenant un franc a niveau minimum, qui remplace le franc flottant, lequel avait remplace le franc elastique, lequel avait remplace le franc stabilise, lequel avait remplace le bon vieux franc de nos pores, le franc sans adjectif. Et les memes techniciens ressas- sent des mots cabalistiques : depreciation, devaluation, &valorisation, repli, revaluation, revalorisation, redressement.

Les masses comprennent-elles ? On peut en douter. II y a d'abord des gens pour lesquels la politique prime tour. S'ils sont de gauche, ils vous diront qu'il faut "imposer aux puissances d'argent le respect des interets et de la volonte du peuple." S'ils sont de droite, ils vous diront qu'il faut " imposer aux demagogues le respect des croyances et des opinions, dans Pinter& de la nation." Comment raisonner avec des militants qui s'acharnent a rester doctrinaires ?

Entre ces deux extremes, il y a tin grand nombre de resigner, qui ne font pas de politique mais qui n'en supportent pas moms les consequences. Ce sont eux qui, par tradition, achetent de la rente et souscrivent aux emprunts, surtout lorsque Won fait appel a leur patriotisme. Devant l'amoindrissement de leurs capitaux ils voudraient comprendre, mais ne savent que penser.

En effet, tout parait contradictoire. Si l'Etat abaisse le franc, il ne cache pas que c'est surtout pour pouvoir liquider ses dettes. Mais le dicton est la pour rappeler que ce qui vient de la flute s'en va par le tambour. Les Parisiens en savent quelque chose. Le percepteur vient de leur envoyer les feuilles de contributions . . . avec une augmentation de 36 pour cent. sur l'annee derniere. Oubliant ses propres operations deficit- sires, le Conseil municipal s'erige en censeur. " Les devalua- tions monetaires, dit-il, se traduisent ineluctablement par la hausse generalisee de tous les prix et, par 'consequent, de toutes les depenses publiques. D'autre part, les innovation, apportees en matiere de legislation sociale, quelque opinion que l'on puisse avoir sur elks, sont generatrices de depenses nouvelles pour les collectivites." C'est du style adminis- tratif, mais on comprend tout de meme. Cela vent dire que si l'on &passe ses moyens it y aura une difference it combler.

C'est la sagesse meme. Mais le citoyen moyen n'en rente pas moins desoriente, car on lui tient tout autre langage s'agit d'engager une depense. II n'arrive pas a concilier les paroles et les actes. Le doute nait dans son esprit. Et le doute sape la confiance. Il fut un temps oil le Francais, ne frondeur. blaguait tout en payant. Il ne cesse de payer, mais plus. L'incident de l'annuaire des telephones, qui na guere encore aurait fait simplement tire, aujourd'hui fait hocher les totes. L'histoire est symptomatique et vaut d'etre contee.

L'administration des telephones vient de distribuer aux abonnes le nouvel annuaire—deux forts volumes dont le prix de revient est necessairement &eve. L'abonne-contribuable approuvait dOnc pleinement une recente circulaire annoncanr l'intention de " recuperer, en vue de leur transformation en pate a papier, les annuaires, perimes devenus evidemmen: sans emploi." Par ces temps de vie there il n'y a pas de petite, economies. La circulaire ajoutait qu'il n'y aurait qu'a remettre les vieux volumes a l'agent chargé de la 'distribution du nouve? annuaire.

Or voici ce qu'il en advint. Avec la plus grande discretion. l'agent deposa un lot d'annuaires chez le concierge de chaquc immeuble, puis s'en fut sans meme reclamer le pourboire d'usage. Evidemment, tout un monde separe l'ingenieur-en- chef du dernier porteur de depeches. De deux chosen l'une : ou bien le premier s'est contente d'avoir une idee juste sans s'inquieter de son application, ou bien le dernier a oppose la force de l'inertie sans encourir de sanction. Les vieux annuaire ont donc ete deposes dans les boites a ordures, comme par le passe. Et il faut se considerer heureux que les boueux n'aient pas reclame une augmentation de salaire pour leur enlevement.

Il serait absurde de fonder sur cet incident tin pessimisme sans espoir. Le caractere francais est tout autre. C'est quand tout semble perdu que nous nous redressons miraculeusement. Paris a pour devise : Fluctuat net mergitur. C'etait vrai ele3a du temps de Sainte-Genevieve. Pourtant it serait peut- etre sage de ne pas trop tenter la providence.