23 SEPTEMBER 1938, Page 16

LE FASCICULE

[Mtn correspondant parisien]

EN ces heures d'angoisse le Francais moyen prend son livret militaire, tourne is premiere page de la couverture et contemple le fascicule de mobilisation. Il en est de meme, sans doute, de l'Allemand, de l'Italien, de tout citoyen d'un pays a con- scription. L'Anglais echappe a cette sujetion.

Materiellement, le fascicule de mobilisation n'est qu'une feuille de carton. Il indique an porteur ce qu'il doit faire en cas de guerre, ''unite a laquelle il est affects, le moyen de la rejoindre, la date de la miss en route, les vivres a emporter. Afin de faciliter les concentrations, les cartons sont de couleur voyante, surtout rouge—signal de danger. Moralement, le fascicule sert a rappeler au detenteur que d'une heure a l'autre il petit etre contraint de quitter tout ce qui lui est cher pour devenir un rouage infime de is feroce machine militaire. Pour beaucoup, ce carton peut se transformer en arret de mort.

Le fascicule de mobilisation entr'ouvre les pones de l'inconnu ; c'est cela qui inquiete. II parle de choses ignorees dans la vie quotidienne. Il indique des points de rassemble- ment strangers au commun—au depart, des gares de mar- chandises connues seulement des douaniers et des camionneurs ; a l'arrivee, des village's obscurs of nul touriste ne s'arrete. Il est redige en termes inaccoutumes ou detournes de leur signification usuelle, donc troublants. Le mot fascicule lui-meme n'est pas sans menace. Il annonce une suite. C'est cette suite qui hante.

La contemplation du fascicule de mobilisation evoque un drame, d'autant plus redoutable que, bien souvent, iI demeure incomprehensible. Au denouement, la machine pourra happer l'homme sans qu'il sache pourquoi, car les evenements depassent son entendement. Tout semble conspirer pour le confondre. Ce n'est plus qu'un pauvre etre emporte par le destin. Ceux dont rime est de bonne trempe acceptent leur sort et se taisent. Les autres ne peuvent se contenir. ils parlent pour s'apaiser. Its s'adressent au premier venu, quetant l'espoir. Comme, en France, les Bens senses sont en majorite, le pays reste calme.

" N'est-ce pas, monsieur, que nous n'aurons pas Is guerre demain ? " Un chauffeur de taxi pose la question au client qui regle sa course. Les rubans que porte celui-ci designent l'ancien combattant. C'est certainement pour cela que ce chauffeur ingenu s'est adresse a lui. Le client comprencl que l'homme a en poche son fascicule de mobilisation. II lui repond donc en camarade : " Non, mon vieux, nous n'aurons pas is guerre demain." L'autre part, soulage sinon convaincu.

Partout la question obsedante " Aurons-nous la guerre ? " Lorsque la reponse est rassurant, 'Interrogation devient : " Pourquoi auriops-nous la guerre ? " C'est l'amorce de discussions animees, en famine, au café. En politique etrangere la Francais moyen reste simpliste. Sa documenta- tion se borne aux depeches de son journal, aux propos d'ora- teurs de reunions publiques. Denue d'esprit critique, il accepte l'invraisemblable mail parle avec assurance. Il inter- prete l'histoire a sa fawn et remanie is carte de l'Europe. II s'etourdit de sa propre faconde. Puis, cherchant des cigarettes, il sort en meme temps son livret militaire. Le

• fascicule de mobilisation deborde de la couverture. Cela jette un froid.

Les camelots crient ,une edition speciale. La conversation reprend.. Des choses elle passe aux hommes. Les peroreurs comprennent instinctivement que, lorsque les circonstances les debordent, les grands de ce monde, eux aussi, se refugient volontiers dans Is parole. N'y en aura-t-il pas un pour agir ? Si.. Un vieillard ose s'elever pour forcer le destin. Cham- berlain Chamberlain ! Les yeux se mouillent, les coccus se raniment. Chamberlain 1 Le danger est conjure !

Le danger est-il conjure ? Pour cette fois, ou a jamais ? La tache est rude. Que peut cet homme seul ? 11 lui faut l'appui actif de tous ceux qui redoutent qu'on les mene a la guerre. I's sont la masse. En meme temps que leur livret militaire ils ont recca une carte d'electeur. Qu'ils pesent done sur les decisions des dirigeants. Alors, peut-etre, le Francais moyen—aussi bien que l'Allemand, l'Italien, tous les autres- pourra rendre son fascicule de mobilisation.