26 MARCH 1937, Page 17

UN NOUVEAU TIERS ETAT

[D'un correspondant parisien]

DE tous cotes on ternoigne actuellement beaucoup de sollicitude pour les classes moyennes, pour ces bourgeois que naguere encore certains voulaient supprimer. C'est tres reconfortant. Car, en fin de compte, sans classes moyennes it n'y aurait pas de France. Dans notre pays le nombre n'est pas aux extremes. Il y a d'une part les " deux cents families," d'autre part quelques centaines de milk antibourgeois ; mais entre les deux ce sont petits et moyens industriels, petits proprietaires ruraux, petits commercants, artisans et hommes et femmes des professions liberates. Its forment " le tiers etat, celui de cette multitude de Francais laborieux qui engagent leur responsabilite personnelle, leurs epargnes, leur credit propre ou celui de leurs proches, dans de modestes mais vivantes entreprises." Ce passage est extrait d'un discours du president du parti radical qui demandait aux classes moyennes d'assurer le succes du dernier emprunt.

Ne vaudrait-il pas mieux, pourtant, laisser a l'histoire le terme " tiers etat ? " II denote la coexistence d'autres ordres. Or it n'y en a plus en France. Depuis l'ancien regime, la noblesse, tout en conservant ses titres, s'est fondue dans la haute bourgeoisie. L'Eglise a ete separee de l'Etat. Le tiers etat lui-meme s'est transforms completement. Les grands bourgeois ont cesse d'être des notables a Ia suite de la democratisation des fonctions publiques, aussi Bien que de la propriete. Les petits bourgeois sont devenus de plus en plus nombreux. Les classes moyennes predominent aujourd'- hui, a tel point que dans le patronat francais it y a pros de 99 pour cent d'entreprises petites ou moyennes qui emploient 57 pour cent de la main d'oeuvre totale. Cela depasse un tiers scat.

Mais ces classes moyennes tendent a rester amorphes. Plus haut, l'esprit de caste peut servir de lien. Plus bas, ii y a les syndicats. Au milieu l'organisation commune fait defaut. II y a bien des groupements pour soutenir des interets limites, corporatifs ou professionnels. Mais ces interets particuliers sont si nombreux et si divers qu'a l'occasion ils s'opposent a l'interet collectif. En outre, les classes moyennes evoluent sans cesse. Les elements les plus pros- peres se rapprochent des "deux cents," tandis que les mal- chanceux rejoignent les proletaires, car it reste vrai que l'ambition du travailleur francais est dc se muer en bourgeois. Rappelons, en passant, qu'a l'exception des communistes, nos partis politiques sont tous diriges par des bourgeois. A tel point que ces memes communistes reprochent aux socialistes de s'embourgeoiser. • Il y a quelques mois certains milieux avances preconisaient Ia proletarisation des classes moyennes. Aujourd'hui, its reconnaissent que ce serait " le pire desastre qui puisse frapper la classe ouvriere." C'est l'evidence meme. Mais it ne suffit pas de ne plus vouloir detruire ; it faudrait permettrc de vivre. Maintenant que to cabinet Blum a ameliore le sort de l'autre grande masse, celle des travailleurs industriels, c'est le petit bourgeois, sans contredit, qui a le plus souffert de la crise economique. Comment remedier a sa detresse ? Lui-meme repond : " Le travail dans* le calme permettrait sans doute de retablir la situation, au moins en partie." H est permis de croire que cette consideration, entre autres, n'a pas ate etrangere a is " pause " &cid& par le gouveme- ment.

La polnique etant ce qu'elle est, it faut bien se demander si toute cette solicitude est entierement desinteressee. La Chambre des Deputes est Blue pour quatre ans, mais c'est des le huitieme mois d'une legislature qu'on commence a songer a is prochaine campagne electorale. Done is legislature actuelle s'en preoccupe depuis deux mois de* L'an denier beaucoup d'electeurs de classe moyenne voterent pour le Front populaire. Il s'agit done pour ce dernier de conserver leurs suffrages et pour l'opposition de les convaincre qu'ils eurent tort.

De l'extreme-gauche a l'extreme-droite on se dispute la faveur du bourgeois. It n'est pas assez naïf pour ne pas comprendre que c'est son bulletin de vote qui importe tant. D'autre part, il se rand compte qu'une veritable union des classes moyennes serait irresistible et it s'inquiete de la mettre sur pied. On assure que les bases en sont jetees et qu'un congres preparatoire se reunira au mois de mai. En sortira- t-il un tiers etat renove ?