2 DECEMBER 1938, Page 16

LA FIN ET LES MOYENS

[D'un correspondant parisien]

DES amis anglais nous demandent des eclaircissements sur la situation en France. Its disent bien comprendre les donnees generales, mais ils se perdent dans les questions subsidiaires qui viennent s'y greffer. Ce n'est pas etonnant, car beaucoup de francais sont dans le meme. cas.

Depuis assez longtemps la France depense au-dela de ses moyens. D'ou decoulent divers maux—monetaires, &ono- miques, fiscaux, politiques. Le remede parait simple : augmenter les rentrees q,u reduire les sorties. On ne voit guere d'autre solution. Du reste les gouvemements qui se succedent depuis quinze ans l'ont Assez Kepete pour que tout le monde le sache. Donc la fin est claire. Ce sont les moyens qui soulevent des difficultes—tant qu'ils n'echappent pas aux considerations electorales. Rappelons que la legislature actuelle entrera bient6t dans sa derniere armee.

Or, les electeurs se divisent en deux grandes categories : la partie prenante et la partie payante. Reduire les depenses c'est aliener la premiere ; augmenter les impots c'est aliener la seconde. Comment en sortir ? En supprimant les con- siderations electorales, c'est-i-dire en autorisant le gouverne- ment a se servir de decrets-lois pour obtenir ce que le Parlement hake a lui donner. Voilla douze ans qu'on procede ainsi- depuis Poincare. En principe le Parlement doit ratifier ces decrets-lois, mais comme, pour la plupart, its sont applicables des publication au Journal Officiel, la non-ratification ne servirait qu'a compliquer les choses. Cette methode reste sans doute strictement constitutionnelle, mais it faut avouer qu'elle n'est pas animee du plus pur esprit democratique.

Mais it arrive qu'une fois les decrets-lois appliqués, les considerations electorates surgissent de nouveau. Elles se presentent sous deux formes. Ou ben le Parlement annulle la plus grande partie des economies, tout en laissant subsister les impots nouveaux dont it decline la responsabilite. C'est ce qui s'est passé avec Poincare. Ou bien les partis se saisissent des decrets-lois, necessairement impopulaires, pour combattre le gouvernement. C'est ce qui se produit actuellement. Socialistes et communistes, avec l'appui de la• Confederation generale du Travail, menent tine lutte acharnee contre M. Edouard Daladier et ses radicaux, auxquels ils ne pardonnent pas la rupture du Front populaire. (Soulignons en passant que ce Front populaire etait avant tout une combinaison electorale.) L'extreme-droite, de son cote, attaque egalement le gouvernment—par principe.

En somme le cabinet, avec ses decrets-lois, fournissait ses adversaires une arme redoutable : le mecontentement. D'une part r elevation des charges fiscales se traduisait imme- diatement par une nouvelle augmentation du colt de la vie. D'autre part, tout en affirmant rintangibilite de la semaine de quarante heures, les nouvelles mesures abrogeaient le regime des cinq jours de travail. Certes " la semaine des deux dimanches " n'a jamais figure dans la loi ; c'est le cabinet Blum qui l'imposa d'autorite en 5936. Difficiles a defendre du point de vue economique, les " cinq-huit " n'en etaient pas moins devenus pour la classe ouvriere le symbole de ses conquetes. Le mecontentement devenant general, it n'y avait plus qu'a l'exploiter. A droite ce furent surtout des discours et des articles ; a gauche des greves.

Declarees " contre les decrets-lois," sans aucune revendica- tion corporative, ces greves revelaient suffisarnment leurs buts politiques. Dans ces conditions le gouvemement ne pouvait tolerer l'occupation des usines ; it les fit evacuer par la force. Au moment ou nous ecrivons la situation reste tendue et d'autres greves menacent. Le gouvernement devra continuer d'agir. Cela lui vaudra l'appui de tous ceux qui aspirent au calme et a l'ordre. Mais le probleme demeurera entier. II s'agit de liquider le passé et de construire l'avenir, en compensant les sacrifices par des espoirs. Pour y arriver it faudrair la collaboration de toutes les classes sociales. C'est donc en premier lieu tin probleme politique, necessitant une solution politique. Le pays, dans sa grande majorite, commence a la comprendre ainsi. C'est deja quelque chose que de s'accorder sur la fin. Restent les moyens.

On parle beaucoup de reforme electorale. 11 n'y a pas si longtemps qu'on essayait la representation proportionnelle, pour l'abandonner ensuite. On parle de plus en plus de crise de regime. Pour le moment ce n'est qu'une phrase. Aura-t-elle un jour un sens precis ?