3 JULY 1936, Page 20

Jeux de Hasard

[D'un correspondant parisien] PENDANT que nous ecrivons ces lignes la radio &um ere les gagnants de la tranche du Grand Prix de la Loterie Nationale, ce sweepstake is la francaise. Sans doute a-t-on vendu beaueoup de billets, grace a une publicite allechante : " Le cheval gagnant rapportera 65 millions." Meme a une epoque ou l'on compte en milliards, 65 millions c'est une somme. II n'y a done pas lieu de s'etonner si In politique cheme ce soir. Oubliant greves et bagarres, lois sociales et ligues ennemies, le Francais moyen s'inqui ete de savoir s'il a gagne. Car le Francais moyen est devenu fort joueur depuis la guerre.

Certes, bien avant 1914 iI prenait plaisir aux jeux de hasard. Mais generalement l'enjeu etait modeste ; il s'agissait autant de distraction que de speculation. Nous aeons change tout cela. Les casinos, oh naguere on misait vingt sous sur de modestes " petits chevaux," offrent maintenant le baccaia

et la roulette. Le pari-mutuel a etabli des agences dam tons les coins de la capitale et s'etend en province. Et des affiches sans nombre rappellent que la Loterie (avec une majuscule) a ete retablie en France.

Par surcroit, tout cela a ete democratise. Sans alley Longchamp ou a Auteuil, il est loisible de consacrer cinq francs a l'encouragement de la race chevaline. Les billets de loterie se debitent en diziemes, en vingtiemes. Tom les bars populaires ont leurs appareils a sous. Dam les foires la roue , de la fortune tourne dans une baraque sur deux. D'autie part, peu d'oeuvres de bienfaisance arrivent a garnir Ia caisse sans tombola. Le hasard regne partout, souvent sous le patronage et avec la participation de l'Etat, qui oublie rare- ment de prelever sa large part.

On prete au nouveau ministre des finances le dessein de supprimer les sweepstakes. Fort bien. Mais ou on ne comprend

plus c'est quand ce meme ministre annonce offrira a In petite epargne des valeurs d'Etat a lots. Il taut Bien admettre, pourtant, que le bon a lots n'est qu'un billet de loterie avec I'attrait supplementaire de rapporter des interets. On laisse entendre que c'est le montant des prix qui rend le sweepstake anti-social. Craint-on qu'un quarteron de nouveaux million- naires n'aille renforcer ces " deux cents families " accusees par certains d'asservir la FMnce ? Il est aise de demontrer que ce n'est pas la somme mais le systeme qui est anti-social. Et, poussant plus loin l'argument, on petit trouver dans ce culte du hasard l'explication d'une grande part du malaise actuel.

Aux yeux du combattant, la guerre elle-meme n'etait-elle pas une loterie? Devant l' incertitude du lendemain iI s'en remettait au hasard. L'arri ere adoptait volontiers fetat d'ame du front. Tout concourait a le developper. Pour l'entretenir, la paix apporta de nouveaux elements. Dans un monde ou rien ne paraissait stable, ou le raisonnement se revelait aussi impuissant que l'empirisme, n'etait-il pas plus simple de prendre un numero is la loterie du Destin ? C'est ce qu'un chef de parti qualifiait de " politique du chien creve flottant au fil de l'eau."

Les evenements depassaient les hommes. II s'ensuivit Bien des renversements de valeurs. " Nous sommes en pleine incoherence," disait un autre homme politique. N'elait-11 pas devenu de r Ogle, par exemple, d'etablir les depenses avant les recettes, tant pour le budget familial que pour celui de l'Etat ? Maintenant, pour Tindividu comme pour Ia colleeti- vite, tout est devenu jeu de hasard On mise sur un tableaU et on attend. C'est de la sorte qu'il y a deux mois tut electeurs francais misaient sur le rouge.

Ils n'eurent pas longtemps a attendre. Jamais en un mois ne fit-on tant de lois. L'oceasion se presentera sans doute de les examiner ici-m erne. Pour l' instant, contentons-nous de reconnaitre qu'il etait necessaire de relever certains salaires de famine, de reparer certains torts. Ce n'est pas la valeur de toutes ces lois qui preoccupe le pays. C'est leur coat. M. Leon Blum, duquel on attendait un plan Men emulibre tout en etant de parti, avoue qu'actuellement son action dite sociale se borne aux depenses. Plus tard il s'occupera d'y pourvoir. Autrement dit, M. Blum, lui aussi, tente sa chance. 11 joue terme.

Or, le hasard est aveugle ; it ne saurait reconnaitre le socialiste du reactionnaire. C'est pourquoi le Francais moyen commence de se demander s'il ne s'est pas trompe de tableau.