4 NOVEMBER 1938, Page 16

SUR LE SABLE

[D'un correspondent parisien]

C'ETAIT Chansonniers et caricaturistes n'ont

oublie la distribution de sable que firent les autorites au mom, of la guerre semblait proche. 11 etait destine a eteindre incendies que les avions eunemis ne manqueraient pas d'allu- mer. Des circulaires indiquaient qu'il fallait le deposer dans les combles des immeubles, " avec un seau et une pelle pour faciliter la manutention." Livre contre regu, ce sable restait en depot ; les penes et les seaux etaient a is charge du proprie- taire. C'etait une scene toute trouvee pour les faiseurs de revues.

La crise est pass& mais le sable reste. Plus d'un proprietaire s'inquiete. En effet, beaucoup de maisons moderns n'ont pas de combles. Le sable a done ete depose sur le palter du dernier itage. II devient tres encombrant et la tentation est grande de s'en debarrasser. Mais it y a toujours les maudits recus. Au cours d'un prochain exercicelle defense passive on pourrait fort bien exiger la presentation de ce sable. " II n'existe plus ? Pourtant, monsieur, voici un rear qui pone votre signature." Les icrits restent. Classes dans des dos- siers, les recus representent, aux yeux des autorites, des mailers de metres cubes de sable.

Ici se place un souvenir de guerre. C'etait dans la Woevre, en 1915. Nous anions au repos—iris relatif, du reste—dans un village que les habitants refusaient de quitter malgre les bombardements. Au premier danger, on se refugiait dans des abris, diunent numerotes. La liste en figurait au dossier du cantonnement ; on se la passait en consigne a chaque releve. Parmi ces abris it y avait une &able, surmontee d'un grenier " contenant deux metres de fourrage." Contre les obus une bonne epaisseur de foin n'est pas a dadaigner ; chaque " marmitage " trente personnes couraient vers l'etable. Cela dura des mois. Puis un beau jour quelqu'un s'avisa de monter au grenier. II n'y avait presque plus de fourrage, car les paysans en prenaient chaque jour pour nourrir leurs betes. Sans cette inspection fortuite, il est probable que l'etable serait restie sur la liste jusqu'au jour oil la grande attaque pulverisa en meme temps dossiers, abris et villages.

Qu'il s'agisse de foin ou de sable—d'autres choses aussi- le grand defaut bureaucratique est de prendre une liste ou un rest pour une preuve d'existence. En France nous accordons trop aisement une valeur intrinseque aux documents. Nous en venons a eriger les dossiers en fetiches. 11 ne faut qu'un pas pour que la paperasse remplace la realite. C'est precise- ment ce reproche, addresse au Parlement, qui suscite actuelle- ment une wive campagne en faveur de la dissolution de la Chambre. Les deputes, dit-on, vivent eux aussi dans un monde irreel, tant ils sont stirs de l'inamovibilite pour quatre ans. Aujourd'hui, par exemple, les suffrages de 1936 restent acquis . . . sur le papier. Pourtant les recentes elections senatoriales indiquent suffisamment que l'opinion a evolue dans l'intervalle. Detruisons done les listes perimees et revenons a Ia realite au moyen'd'une consultation nationale.

A propos de documents on rappelle cette anecdote tiree de la correspondance de Lyautey : Il etait chef d'escadrons lorsqu'il demands de servir aux colonies. On l'envoya au Tonkin, sous Gallieni. Celui-ci, alors colonel, dirigeait des operations contre les Pavilions noirs. A la fin de leur premiere conversation, le futur pacificateur de Madagascar dit a peu pres ceci au futur pacificateur du Maroc : " Vous avez probable- merit apporte de France les derniers reglements, les dernieres circulaires ? j'en etais sur. Donnez-les moi." 11 en fit tin paquet, solidement ficele. Puis : " Mettez cela au fond de votre cantine. Nous les limns a la fin de la campagne. Pour le moment ils risqueraient fort d'etre dementis par les evene- ments."

Reprenons noire histoire de sable. Comme apologue, elle est applicable a bien des cas. Dans un discours retentissant, le president du Conseil a revele is situation catastrophique de nos finances. II a laisse entendre que depuis longtemps nos budgets ont ete fausses. Sur le papier ils etaient en equilibre en realite ils ajoutaient sans cesse au deficit. Les citoyens clairvoyants s'en doutaient bien, 'mais d'autres persistaient croire aux documents.

S'il pent nous faire sortir du monde irreel des papier Edouard Daladier aura bien merite de Ia patrie. Car alors ne tablera plus sur le sable.