LA VIE SOUS LA MENACE
[D'un correspondent parislenj
IMPOSSIBLE d'y ediapper. On a beau voiler la chose sous des formules anodines—" evenements," " developpements," "con- tingences "—chacun sait que cela signifie: "menace de guerre." Quoi qu'on fasse, on y revient sans cease. Ceux qui en parlent le moins—pour rassurer leurs proches, pour donner l'exemple du cahne—y songent sans doute le plus. Ils saisis- sent aujourd'hui toute la port& de phrases banales, de reminiscences de lectures—" danser sur un volcan," " fievre obsidionale "—et elks prennent une signification angoissante.
Vivre chaque jour, chaque heure, dans l'incertitude, c'est la guerre aux nerfs. Si encore on pouvait dire : c'est pour demain, ou pour la semaine prochaine, ou pour le mois I venir, on saurait se raidir, arreter une ligne de conduite. Mais comme ii y a toujours espoir de voir prolonger l'etat de paix indefiniment, on ne sait que faire. Les preparatifs officiels sont devenus discrets, nous l'avons dit, et cela contribue au calme. Neatunoins la constatation inopinee de ces preparatifs trouble ['esprit. Les journaux parlent de detente, mais les lampes des trains, hier encore blanches, sont devenues bleues . pendant la nuit. Les premieres fraises arrivent au marche, mais le fruitier annonce que son fils vient d'être rappele sous les cirapeatuc. Le beau temps invite a la promenade ; les lilas sont epanouis, mais dans le village les abris sont fralchement numerotes. On ne saurait plus se plaindre que la vie est quotidienne!
De nouvelles habitudes se forment. Liant conversation l'autre jour avec un chauffeur de taxi, nous apprenions que Is recette est mauvaise chaque fois qu'on annonce un discours a la radio, que cc soit Hitler ou Chamberlain, Mussolini ou Daladier. Ces jours-la, faut-il croire, le client reste au logis, d'abord pour &outer, ensuite pour mediter sur cc qu'il a entendu. Le lendemain les menageres augmenteront un peu leurs reserves de provisions, quitte, une fois l'alarme passee, servir pendant huit jours des sardines et des haricots a chaque repas. Ce sont les consequences de cc que le president du Conseil municipal de Paris appelle "la hantise maladive du discours prochain."
De nouveaux besoins se (Tient, voire de nouvelles industries. Dens les petites villes aussi bien que dans les villages on ne loue plus de chambres pour la saison d'ete. 11 faut acheter ferme la moindre bicoque ; en prevision de la " conjoncture " elle pourra servir de refuge pour toute une famille citadine. Les agences n'insistent plus sur le " confort modern;" mais sur La "cave betonnee"; non plus sur l'air pur et le site enchan- teur, mais sur " Peloignement de toute agglomeration." Le courtier ambulant qui sonne a la porte de l'appartement ne vous offre plus une "demonstration gratuite d'un aspirateur electrique," mais l'essai du " dernier modele de masque contre les gaz, garanti sur facture."
En revanche, a part les precautions en vue de " certaines eventualites," on n'ose rien entreprendre. On ne dit plus : "øü passerons-nous nos vacances? " mais : " Aurons-nous des vacances? " On hesite a faire venir le menuisier, le peintre ou le tapissier. Naturellement le commerce s'en ressent, malgre les exhortations a " acheter, consommer, commander, pour materialiser notre foi en nos destins." L'appel est plein de bon sens, mais il est a craindre que beaucoup n'y pretent que sourde oreille. L'etat actuel de crise permanente n'est-il pas la negation du bon sens? En outre, il faut compter avec les gens simples qui, lisant sans bien comprendre, traduiront ainsi le conseil : " Achetons et conso:nmons parce que nul ne sait cc qui adviendra demain."
Puisque plaie d'argent n'est pas mortelle, c'est surtout l'effet demoralisateur de la crise qu'il s'aq't de dominer. Trop pro- longee, la " psychose de guerre" pourrait etre funeste. Déjà on peut relever des prodromes inquietants. Le dicton popu- laire est juste : On ne peut pas toujours vivre sur ses nerfs.
Le remede est d'ordre psychologique. Voici des mois que certains voisins se sont mis a crier: " L'avenir est aux forts. Or nous sonunes forts et vous etes faibles." C'etait d'autant plus troublant que c'etait exact. Le sentiment de notre inferiorite nous deprimait. Depuis. nous nous sommes ressaisis ; nos amis aussi. Forts de notre droit, ne cherchant querelle I personne, il y a tout lieu de croire que nous verrons reculer Is menace si nous demontrons que nous avons une ame.