A PROPOS D'ORGANISATION
[D'un correspondant parlslen.] Nous avons eu recemment la visite de lord Leverhulme, venu a la tete d'un comite qui prepare le septieme congres de scientific management pour ran prochain a Washington: C'est un comite international, naturellement, puisque les idees qu'il propage sont d'application universelle. La France y
est representee ; Paris, du reste, fut le siege d'un precedent
congres. Le comite nous assure, en outre, que les Francais s'interessent de plus en plus au scientific management. C'est
fort Bien. Mais alors ne conviendrait-il pas de trouver une traduction adequate du terme ? Le comite lui-meme a
choisi " organisation scientifique .du travail." Cela rappelle " travailleur conscient et organise " et peut preter a confusion. En tout cas, si nous n'avons pas le mot nous pouvons pretendre avoir la chose. L'idee de management est entierement
conforme au genie de noire race. Grace a une tnethode qui trouve ses moyens dans ranalyse et sa fin dans la synthese, nous avons produit de remarquables organisateurs. Par son instruction et son education, le Francais cultive se montre eminemment apte a diriger tin etat-major, civil aussi bien que militaire. II disceme rapidement toutes les possibilites d'une situation afin d'en tirer les elements de la decision a prendre. Certains documents aux archives nationales, instructions administratives autant qu'ordres militaires,_pouriont longtemps servir de modeles.
Mais l'organisateur francais a un defaut ; ti est trop enclin a croire qu'un ordre congu est un ordre donne, voire execute.
Dans l'administration que l'Europe nous envie, des fonction- naires patsent leur temps a preparer des instructions que d'autres fonctionnaires passent leur temps, a ranger dans des dossiers. Les consignes toutefois font exception ; dans leur cas it y a un commencement d'execution . . on les affiche.
Mors que l'Expo. 37 " n'avait pas envahi. la gare des Invalides, it y avait sur un mur de la cour une " consigne pour
le stationnement des automobiles de place." On la decouvrait par hasard sous la marquise les jours de forte pluie. Pour en prendre connaissance il aurait fallu que les chauffeurs abandonnassent leurs voitures, ce que precisement cette consigne leur interdisait de faire. Pourtant, dans cette cour etroite et mal commode, la circulation allait sans trop de heurts. Des que les automobiles devenaient nombreuses un chauffeur prenait ; it faisait avancer les uns, reculer les autres, indiquait sa place a chacun. Et, sans s'en douter, cet organisateur improvise se conformait generalement aux pre- scriptions d'une consigne qu'il ignorait. C'etait tres francais.
Ce qu'on pourrait appeler " l'esprit etat-major " comporte les defauts de ses qualites. D'une part, l'analyse a outrance
tend I favoriser l'inaction ; elle revele la possibilite de tant
de situations differentes, de tant d'obstacles accessoires, que la tentation est grande de temporiser et d'attendre des evene- ments la simplification du probleme. D'autre part, is decision n'incombe pas a celui qui en a prepare les elements ; ce n'est pas rorganisateur qui donne les ordres. Dam ces conditions toute la preparation peut rester inutile, faute d'action. A moms qu'.un executant ne se presente spon- tenement, tel noire chauffeur de la gare des Invalides.
Cela peut conduire au messianisme. La guerre et rapres- guerre ont beaucoup contribue a la croyance en l'homrite providentiel—Joffre a is Mame, Clemenceau a repoque du defaitisme, le Poincare du redressement du franc. Des auteurs reputes serieux ecrivent des phrases de ce genre :
" Toute noire histoire prouve que lorsque tout -semble perdu,
un homme surgit pour retablir is situation." Cela 'Pent conduire au fatalisme. Ne rpproche-t'on pas actuellernent I certain de nos homrnes politiques de pratiquer rinaction systematique dans rattente d'un sauveur ? Puis, surtout pour les masses simplistes, messianisme et fatalisme se traduisent volontiers par " Systeme D.," cette doctrine_ de l'homme debrouillard que la guerre rendit fameuse. " Com- ment diable as-tu pu trouver du vin dans ce pays perdu ? "- " Ne me posez pas de questions ; c'est le Systeme D." Ou bien : " Chose vient d'être rappel 6 I rarriere conune ouvrier metallurgiste. Pourtant je le croyais employe de banque."— " Que veux-tu, mon vieux ; c'est le Systeme D."
Mali nous voila bien loin .du scientific management ! L'analyse nous a fait devier, a notre tour. Souhaitons que rannee prochaine, I leur retour du congres de Washington, nos delegues sauront synthetiser. .