UN LOCH-NESS FRAIKAIS
[D'UN CORRESPONDANT PARISIEN]
LE serpent de mer est-il un animal legendaire enfant6 par l'imagination de quelque brillant nouvelliste, ou repond-il vraiment a une realite vivante, dont le mystere ne serait que plus inquietant ? C'est la une question qui ne semble point, dans feta actuel de nos connaissances, devoir appeler de reponse ferme, sus- ceptible de nous dieter un choix entre la fable et la verite. L'hiver dernier, cependant, avait fait naitre, a cet egard, de belles esperances, et n'avait pas laisse de mettre en rumeur l'attention scientifique, non moins que la curiosite populaire. Les allees et venues noc- turnes du monstre britannique, ses capricieuses appari- tions, autant que ses faceties inattendues, avaient acquis, on s'en souvient, une renommee qui, de locale d'abord, s'enfla jusqu'a atteindre la grande gloire internationale. Et l'univers, pour un temps, ne prononca plus que ces deux syllabes fatidiques, chargees de consonnes barbares et enigmatiques : Loch-Ness ! .
Devant un tel succes, comment un peu d'envie ne se serait-il pas glisse dans le cur glauque des mers voisines et des proches oceans ? Y cut-il complot ? Y eut-il simple hasard ? Toujours est-il que, ces temps derniers, les eaux francaises, a leur tour, decouvraient dans leur sein un magnifique serpent. Ce qui inclinerait a Soup- conner que le hasard fut quelque peu seconde par des ondines complices, c'est que la revelation ne fut point brutalement artificielle, mais tres habilement ingenue. La bete jaillie des eaux se presenta naturellement, presque candidement. Si candidement merne que, pen- dant quelques jours, on ne s'en apercut point. Puis, petit a petit, un bruit &range se repandit comme une trainee de poudre : un serpent de mer avait aborde sur le rivage normand, un monstre fabuleux, sorti tout arme de l'Apocalypse. Il mesurait cinq cents metres de tong et vomissait des Hammes. La nuit, ses yeux brillaient comme des phares geants. Malheur aux marins qui, fascines par leur eclat trompeur, se guidaient sur leur feu malefique leur vaisseau, bientot, s'eventrait sur les rocs !
Une foule immense se precipita aussitot vers la petite plage sablonneuse et languide ou le reptile, disait-on, avait ancre, son port d'attache. Il fallut, malheureuse- ment, &chanter. Lorsqu'on atteignit la " crique de l'angoisse," on s'apercut que le moderne dragon se reduisait a quelques ossements de forme tourmentee et a des lambeaux de chair en complete decomposition. Il se degageait du cadavre une telle puanteur que la troupe des curieux renonca a penetrer plus avant dans l'enigme, et, prudemment, reprit le chemin salubre du retour. Seuls, heroiques par profession, une poignee de photographes et de reporters examinerent minutieuse- ment la vedette de l'heure. Et l'on vit, pour couronner la scene, s'avancer un savant qui, avec la simplicite silencieuse des martyrs, se pencha sur la triste relique, y preleva quelques parcelles nauseabondes, et, dignement, d'un pas grave, s'enfut.
Le plus accablant est que le mystere reste entier. L'espoir qu'on avait pu, un instant, caresser de con- naitre la nature exacte de ce frere francais de findesirable hivernant du Loch-Ness s'est maintenant evanoui. Unc autorite scientifique du Museum de Paris, interrogee ce sujet la semaine derni ere, a, en effet, declare que la seule attitude possible etait encore celle de l'expectative. Resignons-nous done a l'inevitable. Le serpent, une fois de plus, aura trompe l'homme, et le plongeon dans la met de sa queue effilee eomme un sabre, n'aura ete, helas, qu'un coup d'epee dans l'eau.