L'ECLUSIER PHILOSOPHE
[D'un correspondant parisien] " 1;A France aux mille visages." C'est une phrase qu'on aime a rep eter. Mais, les loisirs venus, on reprend les chemins battus, sans doute parce qu'il faut faire effort pour vouloir voir. Pour notre part nous tachons chaque annee de decouvrir un nouveau visage. L'an dernier ce fiit a pied en Haute- Provence, ainsi 'que nous l'avons raconte ici-meme ; cette fois ce fut en bateau vers le Morvan. Nous y trouvames des sites agreables, des gens amens et des auberges oh, a la table commune, les repas s'agrementent de propos profitables. Mais la grande decouverte fut reclusier.
C'est en somme le cantonnier des voies d'eau. Mais si le cantonnier a sa legende, reclusier reste• ignore de la masse. Il est moins nombreux, c'est vrai, mais il a l'avantage d'appar- tenir a une corporation que les nouveaux moyens de locomotion n'ont guere touchee. Sur la route le cantonnier n'est plus qu'une silhouette qu'on depasse a cinquante a l'heure ; sur is riviere, meme si recluse est actionnee par relectricite, la manoeuvre n'en demande pas moins un certain temps. C'est l'occasion d'un brie de causette sur la berge pendant que l'eau passe par les vannes. Et puis reclusier se double d'une eclusiere, tandis que la femrrie du cantonnier reste a
la maison et il ne viendrait jamais ridee de l'appeler " cantormiere."
Sur les petits cours d'eau c'est souvent reclusiere qui opere. Elle quitte precipitamment la lessive ou le fricot pour manier les leviers. Elle discute quelques instants de la pluie et du beau temps, accepte dignement tine piece pour is tirelire des enfants, vous souhaite bon voyage, et retourne sans tarder la cuisine ou la buanderie. Le maxi, lui, est au barrage; c'est la le veritable travail de reclusier.
Sur les canaux on peut embaucher des blesses' de guerre, voire des mutiles. Sur les rivieres it faut des hommes valides, car au barrage la tfiche est rude. Pour regler le niveau des biefs il faut deplacer de lourdes pieces de bois dont le poids se decuple sous la pression de l'eau. It faut faucher des roseaux pour calmater les fentes en poussant avec une perche. Il y a des barrages de deux cents metres d'etendue ; certain se trouvent a cinq cents metres de r ecluse. Pourtant it faut s'y rendre par tous les temps, quand le soleil mord la peau mouillee aussi bien que par les nuits de tempete lorsque la pluie aveugle et fait glisser a chaque pas.
On appelle au telephone. C'est le poste en amont qui signale une true. Jour ou nuit, r eclusier part pour le barrage. Il y peine tant que l'eau n'a pas ete matee, douze heures sans repit s'il le faut. Normalement c'est le travail de deux, mais avec les conges, les maladies, l'homme est souvent seul. Le reglement prescrit le port d'une ceinture de liege ; on la delaisse pour travailler vite et mieux. Parfois redusier ne- rentre pas ; quelques jours plus tard on repeche un noye dans le bief inferieur. Neanmoins it y a toujours plus de postulants que d'emplois.
L'edusier lui-meme va nous expliquer pourquoi : " Vous avez, monsieur, passe pas mal d'ecluses avant d'arriver ici et vous avez du entendre les collegues raconter leurs peines. Notre métier est dur, certes, et nous ne le cachons pas. Mais au fond nous l'aimons et ne voudrions pas en changer. Moi- meme j'ai hesite longtemps, car on ne gagne pas gros, bien moins qu'a la ville. Mais on nous donne une petite maison avec un bout de jardin. Je suis toujours au grand air. A la ville nous n'aurions qu'un etroit logement, probablement sur une tour sombre. II y aurait bien le cinema, mais ici j'ai tout de meme la T.S.F. Monotone ? Pas du tout. Les heures ne sont jamais les memes, ni le travail. Tandis qu'a la ville l'ouvrier n'echappe pas a la siren de l'usine et au sifflet, du contremaitre.
" Et puis it y a lutte, seul contre tout un fleuve. Quand j'ai trime ferule pour ajuster le barrage je rentre fourbu, mais je peux dire : ` Vous voyez cette eau qui voudrait tout emporter. Eh bien ! c'est moi qui l'en empeche.' Je n'en dirais pas autant a la chaise dans tin atelier."