La France Et La Dictature
[D'un Correspondent Franfais.] BANS le champ de la politique interieure, l'attention du public francais gravite en ce moment autour de l'idee d'une reforme destinee a doter le pays d'un gouvernement fort ou, comme on dit couramment, d'un gouvernement qui gouverne. Les incidents- qui ont marque la derniere crise budgetaire, le role, qu'a cette occasion, ont usurpe les syndicats des fonctionnaires et celui qu'ont exagere, notamment, les syndicats d'agri- culteurs, ont ouvert les yeux de bien des gens sur le danger de la confusion des pouvoirs et sur les risques d'anarchie que comportent les habitudes de desordre auxquelles s'est laisse entrainer peu a peu la democratic francaise. De la procede ce besoin d'ordre, de discipline, d'economie et de redressement qu'expriment les aspira- tions encore imprecises mais profondes du pays dans un regime d'autorite.
• Est- ce a dire que, comme on l'a suggere dans certains milieux, la France soit a son tour en quote d'une dicta- ture ? Nous ne le pensons pas. Qui dit " pouvoir fort " ne dit pas necessairement " pouvoir personnel," surtout dans les pays de vieille civilization et de grande maturite politique. 11 apparait, en tout cas, que chez nous, meme les esprits qui ont le gout de l'autorite et qui pourraient tenter une usurpation plus ou moins deguisOe du pouvoir, _ ecartent nettement Pidee d'une aventure dictatoriale. C'est ce qui ressort, en particulier, d'une enquete recente et bien conduite sur le sujet suivant : " La France veut- elle un Dictateur ? " - Telle est la question qu'une de nos distinguees confreres, Madame Antonina Vallentin, est allee poser A des hommes politiques de toutes nuances, de gauche comme de droite et du centre, I des chefs d'entreprises et a des represent- ants de la classe ouvriere, de meme qu'a des savants, A des litterateurs, A des economistes, a des educateurs, &c. Tous se sont expliques sans detours, et notre confrere poursuit, dans le Petit Journal, en de remarquables articles, Ia publication et le commentaire de leurs reponses.
Les quelque vingt-cinq personnalites qu'elle a fait parler devant nous et qui couvrent toute la gamme des opinions politiques et sociales different quant au diagnos- tic du malaise dont souffre la France et ne preconisent pas, cela va de soi, les memes rem edes, mais elks sont I pen pros unanimes I proelanier que Ia France ne veut' pas de dictature. MM. Pidtri, Flandin, Mandel, Raynaud, hommes de droite ou du centre, ne repudient pas l'aventure du pouvoir personnel avec moins de vigueur que MM. Blum, Jouhaux, Torrees, Painleve ou Ilerriot, qui representent la gauche. Et M. Caillaux dont le nom a etc chuchote comme un dictateur possible, a cru devoir rappeler en le prenant A son compte, le mot du Due d'Audiffret-Pasquier sur " l'abjection du pouvoir per- sonnel."
M. Lucien Romier qui est probablement, de tous les Francais de notre époque, mini qui a porte sur le " temps present " les yeux les plus penetrants et en a donne l'explication la plus affranchie des theories d'ecole, a eto egalement sollicite de donner son avis sur les dispositions de la France A l'egard de la dictature. " Je crois sincere- ment " a-t-il dit sans preambule," que la France est le pays le moins apte a la dictature, dictature entendue dans le sens de gouvernement de force." Solon M. Romier, en France comme en Angleterre, le citoyen a rep une culture politique qui par le sentiment qu'elle lui donne de son pouvoir civique doit lui permettre de resister I l'entrainement vers la dictature.
Mais que pense M. Andre Tardieu ? Lui aussi se preoccupe des difficultes presentes et des moyens " d'en sortir." Madame Vallentin ne nous a pas encore revele ses opinions sur la dictature, mais les etudes qu'il a donnees a l'Illustration sont significativcs. M. Tardieu ne voit nullement le remede dans le pouvoir personnel. Ce qu'il preconise, c'est un renforcement du pouvoir executif et une reforme, lui permettant, eomme au gouvernement anglais, d'en appeler au pays, par la pratique normale de la dissolution, en-ce qui concerne les hommes, et, en ce qui concerne les choses, par le referen- dum.
En attendant, comme une telle reforme demandera du temps, nous verrons sans doute des hommes politiques appartenant A divers groupes du Parlement, associcr leurs efforts pour aboutir A la formation d'un minist ere d'union nationale. Quanta l'expedient d'une dictature, fasciste ou autre, je crois qu'on peut le tenir pour dearth et qu'il est permis de conclure avec M. Francois Pietri : " Nous n'en sommes pas A l'appel du tyran, et notre pays, qui est celui de la mcsure, reste digne de se gouverner sans titteur."