10 NOVEMBER 1939, Page 10

RENCONTRES SOUS LA PLUIE

Par UN SOLDAT FRANCAIS

DEPUIS plusieurs jours une pluie fine et serree enferme la plaine au contour incertain dans les lambeaux flottants d'une brume humide et lasse qui traine sur le sol detrempe. Les petits villages de Lorraine sont poses au fond des cuvettes que creusent les rivieres, comme des paquets de linge sale dans une enorme lessive. La pens& elle-meme semble gorgee d'eau, engourdie, lourde et mal assuree. On est plutot enclin a quelque melancolique reverie qu'a une speculation hardie et paradoxale sur un sujet determine.

Le travail acheve je viens m'asseoir sous l'auvent d'une grange, a l'abri de l'eau qui ruisselle sur le toit, dans le chemin boueux, sur la pente legere du pre Des machines agricoles, des bottes de paille bien seche, bien propre, sont rangees en ordre parfait sous les tuiles ou s'accrochent d'innombrables toiles d'araignee. Des mains habiles et soigneuses ont laisse leur marque sur ces outils du temps de paix.

Supreme effort pacifique d'un fermier amoureux de sa tache! La batteuse et la faucheuse mecaniques sont la pour moi comme le temoignage de l'oeuvre paisible du paysan francais, de l'amour de tout un peuple pour sa terre, pour sa campagne diverse et fertile, qui l'attendra jusqu'a la victoire avec la meme patience que lui la cultivait naguere.

Admirable peuple de France! On a nourri notre jeunesse des oeuvres spirituelles des ancetres, nous connaissions tes richesses artistiques, les pages glorieuses de ton histoire ; on nous avait parle de tes miracles, sans pouvoir nous les expliquer.

Je ne pretends pas expliquer ici le miracle qui vient encore de s'accomplir, cette fois sous mes yeux. Il est déjà heureux d'avoir pu y assister, de pouvoir le sentir et peut-titre le comprendre.

Le miracle est ce calme de l'homme qui range ses fourches et ses rateaux dans sa grange avant de revetir l'uniforme et de prendre le fusil ou la mitrailleuse. 11 sait aussi bien se servir des uns et des autres, it prodiguera les memes soins attentifs a ses armes qu'a ses outils. La France est ordonnee et econome.

Le miracle c'est que Fame de cet homme puisse reunir la fois tant d'amour pour in paix et tant de vertu guerriere. Le miracle c'est qu'il puisse si bien faire in guerre sans jamais la vouloir, ni la preparer.

Les Allemands eux aussi font bien la guerre. Mais la guerre, pour eux, c'est le but de leur vie, la fin de l'actiou politique de l'Etat. Depuis Fichte et Nietzsche, l'Allemagne etemelle ne se sert de la paix que pour preparer la guerre. Le Francais et l'Anglais font la guerre pour avoir la paix.

Ce matin nous avons vu passer un regiment d'infanterie britannique. Il montait vers le front rejoindre les camarades francais qui combattent en premiere ligne. Nous etions au repos, apres une nuit assez dure, et avec cette curiosite insatiable qui caracterise le militaire desoeuvre nous nous sommes precipites au devant des Tommies.

Une compagnie s'est arretee juste devant nous et les uniformes khaki des Vendeens et des Bretons se sont meles quelques minutes a ceux des jeunes Londoniens. J'ai pu bavarder avec plusiers habitants de Brentford ou de Charlton a l'accent cockney, au parler libre, aux plaisanteries faciles et insouciantes qui les rapprochent tant des petites Parisiens. Ils etaient tous assez jeunes. Leurs visages etaient ceux d'enfants pousses trop vite, un peu pales et imprecis de lignes, mais leurs regards m'ont frappe par une sorte de froide resolution qui les animait.

Mes camarades ont admire leurs armes, leurs equipements tout neufs. Des explications techniques ont eté echangees, la conversation s'est etablie a grands renforts de mono- syllabes et de gestes. Les hommes rnachaient du chocolat ou du fromage avec du pain. Les Francais offraient du gros yin rouge, les Anglais des cigarettes au tabac blond.

On etait tous d'accord sur le sort qu'il fallait reserver a Monsieur Hitler.

" Salaud! Nous amener tous la " " We'll get him, boys! "

" Oui, oui l Yes! "

Un coup de sift:let interrompit brusquement ces con- fessions d'ordre politique. La colonne se remit en marche au chant du Lambeth Walk, tandis que la pluie se remettait a tomber de plus belle. Derriere rencombresnent des voiturettes regimentaires, des camions de munitions britan- niques, une division Nord-Africaine attendait que is route fut degagee pour gagner ses emplacements.

Au debut de l'apres-midi j'en ai vu passer les premiers elements, des tirailleurs algeriens, le -ment meme qui avait defile a Versailles devant S.M. le roi Georges VI, lot* de sa visite en France, en juillet 1938.

Les hommes de deux immenses empires montent au combat pour defendre leur droit de vivre selon leur choix.