17 DECEMBER 1937, Page 21

A PROPOS DE FROMAGE

[D'un correspondant parisien.)

C'Erarr a la Chambre it y a quelques jours. Le ministre de Ia guerre retiondait a une serie de questions touchant Is defense rationale. II debutait ainsi : " Sur le sol francais 387,000 hommes ; en face, au nord-est, plus d'un d'hommes ; au sud-est 300,000 hommes." Les deputes applaudissaient, car dans ce " raccourci saisissant " (c'est l'expression consacree) le ministre evoquait 387,000 poitrines pretes a barrer is route a l'envahisseur.

Une heure plus tard, dans les couloirs, l'armee se presentait sous un autre aspect. Un depute du Jura commentait son propre depot d'une proposition de loi ayant pour objet d'intro- duire dans l'alimentation de is troupe une ration journaliere de fromage. II manifestait beaucoup de sollicitude pour les soldats, tout en n'oubliant pas ses electeurs, " ces labori- euses populations " (autre expression consacree) ; bref, it voulait que le fromage soit du gruyere. Un collegue alsacien soutenait le principe de to proposition mais annoncait un amendement ; it voulait qu'une ration de munster soit dis- tribuee alternativement avec celle de gruyere. Sur quoi un depute de l'Aveyron reclamait la priorite pour le roquefort. II ne s'agissait plus de poitrines, mais d'estomacs.

Cette rivalite pourrait nous mener loin. La France est le pays du frontage. La brave fermiere no rmande qui invents le camembert n'a-t-elle pas sa statue ? Carnal, brie, coulommiers, port-salut, bleu d'Auvergne, livarot, marolles, chevre . . . l'enumeration deviendrait vite fasti- dueuse. Quelle region n'a pas son frontage ? Its sont si nombreux qu'on pourrait cheque jour varier is ration propos& pour le soldat. Ce serait certes plus equitable que de favoriser une contrie aux depens des autres. Mais slots les avantages qu'en retirerait chaque producteur seraient bien reduits.

En verite ce n'est pas d'aujourd'hui que deputes et mandants voient dans Farm& un debouche nature! pour les produits de leurs circonscriptions. Le temps n'est plus °ix l'habitant - craignait le mercenaire qui vivait de rapines ; de nos jours, an contraire, it accueille dans cheque conscrit um consommateur eventuel. Sans s'embarrasser de considerations nulitaires, bien des villes participeraient volontiers a la construction de casernes, parce qu'une garrison " ferait marcher le com- merce." Il s'agit aujourd'hui de fromage ; hier c'etait le poisson, le fait, le cidre. En campagne le conunandement etablit cheque jour la situation des combattants et .celle des rationnaires. Du point de vue de certains producteurs le desarmement ideal serait sans doute de supprimer les corn- battants tout en conservant Its rationnaires !

On noxious din pas si le soldat serait consulte. On ne nous dit pas non plus si le fromage viendrait en supplement ou s'il remplacerait' une autre denree. Dans le premier cas ce serait en realite le contribuable qui offrirait la ration a la troupe. Dans l'autre cas it y aurait simplement substitution de fournisseur ; le gain du fromager serait la perte du boucher ou- de l'epicier. Dans Tun comme dans l'autre on nc voit guere ce que le pays aurait I y gagner. Toutefois l'incident est troublant en raison de is mentalite qu'il revele.

Nous avons is reputation de bien raisonner et de bien compter. C'est exact en principe. Le Francais econome et travailleur connait is valeur de ses sous. Si l'etat de sa bourse lui interdit tine portion quotidienne de frontage, ii saura s'en priver. Mais des qu'il s'agit des sous de la collec- tivite is . logique cesse d'operer. Le' contribuable parait oublier que c'est lui qui remplit les caisses de l'Etat. Il calcule peut-etre que si, en tant que producteur, i1 petit vendre son frontage a l'armee, en rant que contribuable sa quote-part de Ia depense sera minline et que par consequent l'operation restera fructueuse. I1 ne songe pas que tons les autres pro- ducteurs peuvent calculer de metric sone.

Il faudrait convaincre ces bonnes gees de leur erreur, leur faire comprendre que darts une democratic chacun doit dire : " L'Etat c'est mot " non seulement quand it s'agit de recevoir mais egalement quand it s'agit de payer. C'est toute tine education civique refaire. La tache est d'autant plus difficik que l'extension de 1'Etatisme sert a embrouiller les idees. L'Etat-fabricant, l'Etat-commercant, l'Etat-bouti- quier, ce n'est pas tout a fait la metric chose pour les esprits simplistes que l'Etat tout court. Cela pent expliquer pourquoi tans de gem voudraknt faire de l'Etat leur frontage.