La deux inflame de "Faust" [D'un correspondent francais] C'EST un
curieux destin que celui des grandes oeuvres lyriques. On dirait que la naissance d'une forme melodique nouvelle, ainsi que la creation d'une sensibilite et d'une intelligence musicales d'inspiration encore inconnue, pre- viennent, en l'indisposant, le gofit public contre la valeur originale de l'effort tents. C'est presque une loi d'experience que les operas et les operas-comiques qui, aujourd'hui, enchantent nos reveries et bercent, de leurs phrases charmer- esses, les loisirs de nos songes, ont rencontre, a leur apparition, I'accueil le plus reserve, pour ne pas dire l'hostilite declaree de l'opinion. Il est, de cette verite traditionnelle, des exemples illustres. Pour ne parler que de la scene frangaise, In Carmen de Bizet, le Pelleas et Milisande de Claude Debussy et La Damnation de Faust de Berlioz, qui sont tous trois consider& de nos jours comme des chefs-d'oeuvre de In technique nationale, furent, a l'issue de leur premiere repre- sentation, l'objet d'une froideur critique proprement dem- vante. Et ce n'est pas le cas du Faust de Gounod qui pourrait en rien infirmer le jugement que nous venoms d'exprimer.
Chacun sait que le Faust est, de tous les operas franeais, celui qui rallie actuellement I' immense majorite des suffrages populaires. Alors que notre premiere scene lyrique eprouve souvent des difficult& a assurer une " salle " suffisante pour I'audition des autres ouvrages inscrits a son programme habitue!, la seine annonce sur l'affiche de ropers de Gounod fait immediatement accourir la grande foule des fideles inlassables. II est indiscutable que Faust fait regulierement la recette maximum et emplit le theatre comme par enchantement. Pas plus tard qu'il y a une quinzaine de jours, un gala solennel est venu mettre en vedette cette suprematie de la grande legende medievale rajeunie par la musique de notre dix- neuvieme siècle. En presence du President de la Republique, la deux millieme representation de Faust a donne lieu a une seance d'un exceptionnel éclat, rehausse par In collaboration magistrale d'une pleiade d'etoiles du chant. Qui aurait pu penser, en contemplant le spectacle eblouissant de ce festival Gounod, que le drame, presenternent eleve jusqu'aux nues, avait subi pour sa generale un echee, entre tous, cuisant ?
Cree, en 1859, sur la scene du Theatre Lyrique, avant d'être repris, dix ans plus tard, sous la coupole du Palais Gamier,
ouvrage de Gounod succomba tout de suit sous In coalition habilement concertee des critiques strangers,_ pour in plupart italiens, qui tenaient alors la rubrique musicale dans les grands journaux de Paris. Azevedo lui reprocha de substi- tuer " la ligne vagabonde de la melopee au motif serre du chant." Florentino, bravant a son insu le ridicule d'une accablante contradiction avec le jugement de 1* avenir; declara pompeusement : Le public entend qu'on l'amuse ; Cet ouvrage l'ennuie. Il est jugs. Vous reviendriez cent fois la charge, que vows ne le feriez pas renoncer a son impression." Scudo, enfin, le plus redoute des aristarques du temps, affirms simplement : ." Toutes les combinaisons de M. Gounod, qu'un genie individuel ne vivifie point, restent sans effet sur le public."
La
retrospective nest pas seulement rejouissante. Elle incline it une saine meditation sur la vertu du relatif. Gounod, . qui ressentit cruellement son echec, ne recut d'hommage que de Berlioz, dont fouvrage rival, La Damnation de Faust, aujourd'hui célèbre, avait, dix ans plus tot, ate egalement vilipende, par la presse. Les deux compositeurs auraient actuellement ample matiere it se rejouir des justes reparations de In posterite. Gounod, surtout, dont la vogue n'a guere ate egalee que par celle de Bizet. C'est la un retour legitirne des faveurs de l'opinion, car it apparait desorrnais avec clarte que la " melodic vivante " de Faust a fait, plus que toute autre, pour inprimer a la musique francaise con- temporaine ses directives et se.s modalites. Le gala tout recent de In deux millieme a etc la plus remarquable illustra- tion de la gratitude que conserve, pour sa part, le grand public it fun de nos maitres les mieux clones. Renove par les soins de M. Rouche, directeur de l'opera, et puissamment servi par les moyens vocaux du tenor Georges Thill, Faust a, de facon fort brillante, franchi le cap de la vingtieme
centurie, sait " eternelle jeunesse."
R. L. V.